Ephémère Margeride

Loin du front en français

 

 

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- Loin du front -

 

 

 

5 août 1914. Le Vialas Haut. Margeride. Haute Lozère.

Le Vialas Haut: deux fermes.

Celle de Baptiste et Eugénie Chabrand, parents d'Eugène. 

Celle de Louis et Cécile Chevalier, parents de Lucien.

Au bas de la colline où est le Vialas Haut, Tresbos, le bourg, avec la mairie et Pierre, le maire, Prosper, le facteur, l'auberge de la Lèbrade.

La gare, avec l'auberge du Goungou, est assez éloignée, on prend le cheval et la charrette, on y va rarement à pied.

A proximité du Vialas Haut, un autre hameau, la Breugère avec la famille Chaurent dont le fils Jacques va être tué.

 

 

Une cloche sonne le tocsin. Les coups s'espacent. Un ultime coup et c'est le silence. On

entend des oiseaux, une vache qui meugle...

 

Intérieur ferme. Peu de meubles. Une table, des chaises paillées, une armoire. Une lampe à pétrole.

Deux portes, l'une sur la cour, l'autre communique avec l'étable.

Une fenêtre qui donne sur la cour.

 

Eugénie, la cinquantaine, se tient dans l'embrasure de la porte.

 

Elle appelle.

 

- Baptiste! Baptiste! Qu'est ce qu'ils ont sonné?

 

Un homme s'approche. C'est Baptiste. Un peu plus agé qu'Eugénie, 55, 60 ans... Ils entrent tous les deux, elle devant.

 

Baptiste – Il doit y avoir le feu quelque part.

 

Eugénie – J'ai pas vu de fumée.

 

Baptiste – Savoir où c'est... Peut-être une maison qui brûle...

 

Eugénie – Mon Dieu!

 

Baptiste – Il me semble qu'ils ont sonné aussi à Florensac.

 

Eugénie – Tu vas voir qu'ils auront mis feu à quelque bois. Ils feront brûler le pays. Avec votre fumerie aussi! Tu m'as bien fait brûler le parapluie toi, un parapluie tout neuf!

 

Baptiste – Ça arrive. J'ai voulu vider ma pipe, je l'ai tapée contre le manche de ce putain de parapluie, je me suis pas rendu compte.

 

Eugénie – C'est pas de ta faute. C'est jamais de ta faute. Ton père était comme toi. Je me rappelle

 

Baptiste l'interrompt.

 

Baptiste – C'est pas le moment de se disputer, Eugénie. Ces cloches à mon idée, c'est pas le feu. J'ai vu l'aîné de Bidagué monter sur le rocher de Fénestres, il a joué de la trompette et il a crié quelque chose. Trois fois.

 

Eugénie – Qu'est ce qu'il a crié?

 

Baptiste – Le vent me l'a emporté. J'ai pas compris.

 

Eugénie – Sainte Vierge aidez-nous! Qu'est ce qui se passe? Peut-être quelqu'un s'est perdu?

 

Baptiste – Regarde, y a Louis qui passe. Il nous le dira lui, ce qui arrive. Il vient de Tresbos.

 

Il sort sur le pas de la porte. Il crie.

 

- Hè, Louis, qu'est ce qu'ils ont sonné?

 

Il sort. On l'entend parler devant la porte. Il revient accompagné de Louis et s'efface pour le laisser entrer.

Louis, le voisin, à peine plus jeune que Baptiste.

 

Baptiste – Entre, Louis, entre.

 

Eugénie. - Entrez. Dites qu'est ce qu'ils sonnaient?

 

Baptiste – Ma pauvre Eugénie, on y est!

 

Eugénie – Quoi, on y est? Qu'est ce qui se passe?

 

Louis – Pourquoi vous croyez que le garde a dit de tenir les chevaux prêts pour la réquisition dimanche? C'est la guerre, Eugénie. Mobilisation générale!

 

Eugénie – Mon Dieu!

 

Louis – On va en avoir besoin du Bon Dieu!

 

Baptiste – Il faut bien leur montrer la sortie aussi à ces Allemands! On peut pas se laisser

manger la laine sur la tête! A mon idée ça sera vite vu.

 

Eugénie – Et mon pauvre Eugène?

 

Louis – Votre Eugène fera comme les autres. Il ira se battre et il reviendra. Le notre part demain matin. A la gare et zou Saint-Étienne.

 

Eugénie – Demain matin?

 

Louis – Oui, on a regardé dans son livret militaire, c'est marqué.

 

Eugénie – C'est marqué dans le livret?

 

Louis – Sur la feuille avec du rose. La date du départ et l'affectation en cas de mobilisation. Il l'a son livret Eugène?

 

Eugénie – Bien sûr. Les gendarmes l'avaient pris pour le mettre à jour mais ils l'ont rapporté au printemps.

 

Baptiste – Où il est?

 

Eugénie – Dans son armoire, avec ses papiers.

 

Baptiste – Va le chercher, on regardera.

 

Elle sort.

 

Baptiste – Tous n'en reviendront pas...

 

Louis – On en est bien revenus, nous. Et quand on y repense on a quand même eu quelques bons jours.

 

Baptiste – Pas beaucoup va, pas beaucoup... Surtout de la misère...

 

Eugénie revient avec le livret militaire d'Eugène. Elle tend la feuille rose à son mari.

 

Eugénie – Regarde le toi. Je suis trop émotionnée, je le trouverai pas.

 

Baptiste – Je le vois pas. C'est pas marqué.

 

Louis – Fais voir. (Il prend la feuille des mains de Baptiste) Il lit:

Le premier jour suivant l'ordre de mobilisation au 86ème régiment d'infanterie au Puy en Velay.

 

Eugénie – Pas demain quand même!

 

Louis – C'est écrit.

 

Eugénie – Qu'est ce qu'on va faire?

 

Elle commence à pleurer.

 

Baptiste – Tu vas pas commencer à te désespérer! Tu as le temps! Il est pas encore parti...

 

Eugénie – Ce pauvre enfant! A la guerre! Il nous manquait que ça! Et pourquoi il se ramasse pas maintenant d'abord, il est parti à peine s'il était jour!

 

Louis – Où il est?

 

Baptiste – A la foire à Châteauneuf.

 

Louis – S'il est à la foire un jour comme aujourd'hui ils partiront pas sans boire un coup et un autre! Ça se comprend, c'est pas tous les jours la mobilisation.

 

Baptiste – Ils seront pas frais quand ils rentreront! Ils feront des cabrioles...

 

Eugénie – Pourvu qu'il aille pas se battre! Le votre aussi est à la foire?

 

Louis – Oui, il est allé me vendre un veau.

 

Baptiste – Celui-là aura de quoi payer à boire! Il va te dépenser les quatre sous!

 

Louis – On dira que la vache n'a pas fait de veau...

 

Eugénie – Vous croyez que c'est le moment de dire des bêtises? Vous vous rendez pas compte que c'est la guerre!

 

Louis – Vous savez, Eugénie, à mon idée vous le voyez trop en noir: le foin est à la grange, pour la moisson je vous donnerai un coup de main, vous rentrerez vos pommes de terre et l'année prochaine votre Eugène sera là pour faner. Au plus tard... Ça peut pas durer!

 

Eugénie – Ça durera toujours assez! Il faut pas longtemps pour attraper la mort, à la guerre!

 

Baptiste – On y est! Il est pas parti qu'elle me le voit mort! Elle parle de malheur et ça a même pas commencé!

 

Louis – C'est sa mère... Nous aussi Cécile s'effraye. Qu'est ce que tu veux, les femmes sont comme ça...

 

Louis prend son verre de vin et trinque avec Baptiste.

 

Louis – Santé.

 

 

 

 _______________

 

 

 

Baptiste entre.

 

Eugénie – Tu m'en feras pas d'autres!

 

Baptiste – Qu'est ce que j'ai fait encore?

 

Eugénie – Tu m'as oublié sa musette!

 

Baptiste – Ça m'étonne pas. Il avait chauffé la machine hier et ce matin il dormait tout droit. Il a dormi jusqu'à la gare. On a de la chance qu'il ait pas oublié son sac!

 

Eugénie – Tu pouvais pas y penser toi à la musette? Je l'avais posée sur le mur du jardin... Qu'est ce qu'il va manger? J'y avais mis une bonne tartine de lard, de la saucisse

 

Baptiste l'interrompt.

 

Baptiste – Ça va bien, Eugénie. Tu vas pas me dire la messe, je la sais. Il mangera avec les autres. Ils n'ont pas tous oublié leur musette!

 

Eugénie – Peut-être le Lucien lui donnera un peu de son manger.

 

Baptiste – Celui là, il m'a pas saoulé de paroles. D'habitude il la ferme pas, je l'ai pas entendu.

 

Eugénie – Et à la gare, qui y avait?

 

Baptiste – Ils y étaient tous! Toute la jeunesse de par ici. Le Goungou avait plus une goutte de vin. Ils lui avaient déjà nettoyé l'auberge.

 

Eugénie – Qui te l'a dit?

 

Baptiste – Lui. Il en était au désespoir! Pour une fois qu'il y avait des sous à prendre, il avait plus de fond...

 

Eugénie – Tu t'es quand même pas arrêté pour aller boire?

 

Baptiste – On a trinqué. J'ai trinqué avec mon garçon qui partait à la guerre. C'est naturel.

 

Eugénie – Le Goungou avait plus rien à boire, l'auberge était nettoyée mais vous avez trinqué...

 

Baptiste – On est de la classe, avec Joseph. Il nous a servi de sa bouteille personnelle. J'en avais besoin. Tu sais l'effet que ça m'a fait Eugénie, toute cette jeunesse qui attendait de chaque côté de la voie? Des brebis qu'on mène à l'abattoir.

 

Eugénie – Tais-toi, tu me fais frémir. Pourquoi tu me dis ça? Peut-être tu crois que j'aie pas assez de peine?

 

Baptiste – Je te dis ça parce que ça me pèse et que ça me fait du bien de te le dire.

 

Eugénie – Ils chantaient pas, ils jouaient pas aux cartes?

 

Baptiste – Y en avait un, je crois que c'est l'aîné du Fabre de Couostonègro, il tripotait bien un accordéon mais le cœur n'y était pas. C'était lugubre. Les autres l'ont fait taire.

 

Eugénie – Toute cette jeunesse et pas de bruit...

 

Baptiste – Le chef de gare savait pas où était passé le train de six heures. Y en a qui étaient là depuis minuit!

A mon idée, ils en pouvaient plus d'attendre.

 

 

 _______________

 

 

 

On entend le chien aboyer.

 

Eugénie – Qu'est ce qu'il a ce chien? Jette un coup d'œil par la fenêtre, Baptiste il doit y avoir quelqu'un.

 

Baptiste qui lisait le journal, assis à la table se lève et va regarder par la fenêtre.

On entend quelqu'un parler au chien.

 

Baptiste – Qu'est ce que c'est encore que ce pèlerin?

 

Il ouvre la porte et se tient dans l'embrasure.

 

La voix – Alors père Chabrand, peut-être vous me reconnaissez pas?

 

Baptiste – Bien sûr que si. Tu es le Mouras d'Espinousette. Tu t'es perdu?

 

La voix – Non, je suis pas d'assez loin pour me perdre. Je travaille pour les gendarmes maintenant.

 

Baptiste – Ils t'ont pas voulu à la guerre?

 

Eugénie s'approche et se tient en retrait, près de Baptiste.

 

Eugénie à voix basse ( Elle tire Baptiste par le bas de son veston) – Baptiste!

 

La voix – J'aimerais autant. Tout le monde me montre du doigt: et lui? Pourquoi il est pas à la guerre lui? Il est costaud pourtant! C'est pas une vie... Mais ils m'ont pas pris... J'ai les pieds mal finis, père Chabrand, je vaux rien pour la marche.

 

Baptiste – Tu es bien monté jusque là.

 

La voix – J'ai eu du mal allez.

 

Baptiste – Et tu dis que tu travailles pour les gendarmes?

 

La voix – Un sale métier mais il faut bien manger. Je réquisitionne.

 

Baptiste – Il faut bien que quelqu'un le fasse. Mais ici y a rien à réquisitionner.

Le bonjour à ta mère.

 

Eugénie qui tire de nouveau sur le bas du veston – Baptiste!

 

Baptiste se retourne et va pour entrer et refermer la porte.

 

La voix – Attendez une minute le père. Je viens pour vos chèvres.

 

Baptiste – J'en ai pas.

 

La voix – Vous en avez trois, c'est marqué sur mon papier.

 

Baptiste – Elles sont crevées. Manière d'épidémie..

.Ça arrive.

 

Eugénie tire sur le veston.

 

La voix – On vous les paiera. C'est pour la troupe, pour les arabes.

 

Baptiste – Je te dis qu'elles sont crevées.

 

La voix – Il me faudra revenir avec les gendarmes. C'est obligé, vous comprenez? Pour la guerre! C'est pour la guerre!

 

Baptiste – Pour la guerre? Mais alors elle sera jamais rassasiée cette sale guerre? Les hommes, les chevaux, les vaches, les moutons et maintenant les chèvres? Il me reste un peu de grain, tu le veux? Savoir si elle nous laissera les yeux pour pleurer ta pute de guerre?

 

La voix – C'est pa ma guerre.

 

Baptiste – Toi la guerre te nourris, mon fils elle me le mange!

 

La voix – Écoutez père Chabrand, comprenez moi: ce matin le responsable me donne la feuille. (Il la montre.) Chabrand Baptiste - Le Vialas Haut -Trois chèvres. Je viens acheter les chèvres et demain on viendra les chercher.

 

Baptiste – Écoutes moi, Mouras d'Espinousette, mes chèvres ne sont pas à vendre. Je les ai, je les garde. ( Plus fort) Demi-tour et bonne route!

 

La voix – Vous refusez?

 

Baptiste – Je refuse.

 

La voix – Vous aurez de mes nouvelles!

 

Baptiste – Ça nous fera plaisir mais n'écris pas trop souvent.

 

Il entre et referme la porte.

 

 

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Eugénie prépare la pâtée des cochons. La porte s'ouvre et Baptiste entre.

 

Eugénie – Ah tu es là tout de même! Tu as pris ton temps!

 

Elle s'approche de lui.

 

Baptiste – Y avait pas le feu.

 

Eugénie – Et tu sens le vin. Toi, tu es passé par l'auberge de la Lèbrade. Et plus d'une fois.

 

Baptiste – A l'aller et au retour Madame. J'avais besoin de remontants.

 

Eugénie – (inquiète) Pourquoi? Qu'est ce qu'il t'a dit Pierre?

 

Baptiste – Il m'a dit qu'il faisait pas bon être le maire en ce moment. Il a pas une minute à lui et rien que des corvées.

 

Eugénie – Pour les chèvres, qu'est ce qu'il t'a dit?

 

Baptiste – Il m'a dit que j'avais bien fait de l'envoyer promener le Mouras. C'est un salaud de Marseille qui les achète pour son compte.

 

Eugénie – Mais les gendarmes?

 

Baptiste – Il leur graisse la patte et ils le laissent faire.

 

Eugénie – Et qu'est ce qu'il en fait de toutes ces chèvres?

 

Baptiste – Il les vend aux arabes sans passer par l'armée, je viens de te le dire.

 

Eugénie – Mais la réquisition?

 

Baptiste – Des mensonges.

 

Eugénie – Il doit y en avoir plus d'un qui s'est fait attraper.

 

Baptiste – Il fallait lui donner un bon coup de pied au cul, à ce Mouras d'Espinousette. Peut être le contre coup lui aurait remis les pieds d'aplomb et zou... à la guerre! Quand je pense qu'ils l'ont refusé et qu'ils ont pris Joseph!

 

Eugénie – Joseph? Celui de Berthe? Ma parole, tu es saoul!

 

Baptiste – Berthe l'attendait devant la mairie, ils le passaient au conseil de révision.

 

Eugénie – Joseph au conseil de révision?

 

Baptiste – Quand je te le dis. C'est de là que je suis retourné prendre un remontant chez la Lèbrade: ils l'ont pris!

 

Eugénie – Ils l'ont pris?

 

Baptiste – Parfaitement! Bon pour la guerre!

 

Eugénie – Et personne a dit qu'il tombait du mal de la terre?

 

Baptiste – Pierre l'a dit au médecin major: mais il est épileptique docteur, il tombe du mal de la terre! L'autre était furieux: j'ai des ordres moi, Monsieur le maire! Le poids, la taille, tout y est, S'il tombe on verra!

 

Eugénie – Mon Dieu! Il les leur faut tous! Et sa mère?

 

Baptiste – Elle l'attendait devant la mairie. Elle m'a dit: vous comprenez la dernière fois, il est tombé la tête dans le ruisseau et il a failli s'étouffer. Elle pensait qu'avec toutes ces émotions il pouvait avoir une crise et elle l'attendait.

 

Eugénie – Et tu lui as rien dit?

 

Baptiste – J'ai pas osé. Mais je le lui ai fait comprendre. Je lui ai dit: y en a pas pour six mois qu'ils me passent au conseil, y a déjà longtemps que j'ai dépassé les soixante mais je sens venir mon tour et tu sais pas Berthe? Je serai bon comme la romaine...

 

Eugénie – Ils prennent un pauvre homme qui est épileptique et ils réforment cette bête d'Espinousette pour ses pieds... Ils sont fous!

 

Baptiste – Les Mouras d'Espinousette, Eugénie, Ils ne se lavent pas souvent, ils sont connus pour ça, ils n'aiment pas l'eau mais de tous temps ils ont su nager!

 

 

 

 ____________

 

 

Eugénie est occupée dans la salle commune. On frappe.

 

Eugénie – Entrez!

 

C'est Cécile, la voisine, la femme de Louis, la mère de Lucien. Plus ou moins l'âge d' Eugénie.

 

Eugénie – Tiens, c'est vous Cécile. Venez, asseyez vous une minute, j'allais boire le café.

 

Cécile s'assoit.

 

Cécile – Vous avez des nouvelles d'Eugène?

 

Eugénie – Oui, on a reçu une lettre lundi. Il était au repos et il se plaignait pas.

 

Cécile – Y a quinze jours qu'on n'a rien reçu. Je deviens folle!

 

Eugénie – Nous aussi des fois on attendu! Une fois trois semaines! Puis on a reçu quatre lettres d'un coup! Elles étaient bloquées quelque part. Vous comprenez, avec tout ce monde qui écrit, ça peut pas marcher comme sur des roulettes... Ils y arrivent pas... Il s'en perd, elles prennent du retard...

 

Cécile – Je le sais bien allez. Nous on en a reçu une qui était passé par l'Algérie, y avait le tampon... L'Algérie! Vous vous rendez compte? Quelqu'un s'était trompé.

 

Cécile se lève et va se planter devant la fenêtre.

 

Cécile – Prosper a du retard aujourd'hui. Pourtant d'habitude il est à l'heure. Deux heures, deux heures et demie...

 

Eugénie – Ah Prosper... La fois des trois semaines il passait derrière la maison pour pas me voir. Je comprenais pas et un jour je l'ai vu. Il osait plus me dire qu'il avait rien pour moi. Il savait que je serai plantée là à attendre alors il faisait le tour.

 

Cécile – Il va bien passer devant la maison aujourd'hui? Je vais pas le manquer?

 

Eugénie – Asseyez vous, Cécile, asseyez vous. Oui, il va passer devant la maison. Je vais le surveiller. Et puis le chien aboiera. On l'entendra.

 

Cécile – On sait plus que faire... S'il faut attendre une lettre ou avoir peur d'en recevoir une, des fois que les nouvelles seraient pas bonnes. Le maire est allé à la Breugère ce matin, Louis l'a vu passer.

 

Eugénie – Mon Dieu! A la Breugère! Mais y a que le Jacques qui est à la guerre à la Breugère! Il lui sera arrivé quelque chose... Ce pauvre Jacques...

 

La porte s'ouvre et Baptiste entre.

 

Baptiste – Tiens? Cécile? Aussi j'entendais parler Eugénie, je me disais la femme perd la boule, elle parle toute seule.

 

Eugénie – Elle attend Prosper.

 

Baptiste – Ah; Il a pas écrit? On connait la chanson. On s'est assez fait du mauvais sang une fois ou l'autre! Vous l'aurez votre lettre allez. Ce qu'il y a c'est que c'est mal organisé. Y a trop d'incapables. Nous autres ils nous ont perdu un colis. Il a pas été perdu pour tout le monde allez. Il y en a la moitié qui s'en fout et l'autre moitié qui en profite.

 

Eugénie – Tu as pas vu passer le maire? Il serait allé à la Breugère ce matin.

 

Baptiste s'asseoit.

 

Baptiste – A la Breugère? Non! C'est pas possible! Ça serait le Jacques alors? Ce grand qui riait tout le temps, qui avait l'air de se foutre du tiers comme du quart mais qui était toujours prêt à rendre service?

 

Si c'est vrai c'est le septième de la commune.

 

On entend aboyer le chien. Eugénie sort.

 

Cécile – Il est peut être juste blessé?

 

Baptiste – Blessé, ils préviendraient pas.

 

Eugénie revient avec une lettre.

 

Eugénie – Tenez, la voilà votre lettre.

 

Cécile – Donnez moi la.

 

Elle regarde l'enveloppe. Elle l'ouvre. Elle sort la lettre et la parcourt.

 

Cécile – C'est lui! C'est bien lui qui écrit! J'ai toujours peur vous comprenez? Mais c'est son écriture.

 

Elle la tend à Eugénie.

 

Cécile – Qu'est ce qu'il dit?

 

Eugénie parcourt à son tour la lettre des yeux.

 

Eugénie – Il va bien. Je vais vous la lire.

 

Cécile – Oui, il faut me la lire parce que vous comprenez l'école j'y allais que quand on pouvait pas sortir les brebis et le maître le comprenait pas. Il disait que les enfants qui se passaient d'école quand il faisait soleil pouvaient se passer de lire. Il m'a rien appris. Qu'est ce qu'il dit mon Lucien?

 

Eugénie lit la lettre.

 

Eugénie – Le 6 octobre 1916 .

 

Chers parents,

 

je vais vous donner un peu de mes nouvelles que je me porte toujours bien. Je vous dis que j'ai reçu votre lettre avec un mandat de 10 francs merci et puis je vous dis que y en a qui sont blessés mais moi je ne suis pas blessé. Aujourd'hui c'est leur tour d'autres demain. La guerre ça peut pas se dire ce que c'est. Nous avons été 10 jours au feu sans dormir. Je finis en vous embrassant de loin. Ne vous faites pas trop de bile avec moi.

 

Lucien.

 

Cécile se lève, prend la lettre des mains d'eugénie et se dirige vers la porte.

 

Cécile – Merci. Merci bien. Vous m'avez rendu un grand service. C'est terrible de pas savoir lire. Des fois quand Louis est pas là, j'ai la lettre dans les mains, sous le nez, avec les nouvelles dedans et j'en sais pas plus. Merci. Je vais la porter à son père. Il en a pas l'air mais il l'attend autant que moi cette lettre.

 

Elle sort.

 

Baptiste – Y avait juste la lettre de Lucien?

 

Eugénie – Qu'est ce que tu crois? Peut-être je l'aurais cachée dans la pioche de mon tablier si y avait eu une lettre d'Eugène... On en a reçu une lundi, il peut pas écrire tous les jours!

 

 

 

 _____________ 

 

 

 

Baptiste est habillé des dimanches. Eugénie va et vient dans la pièce, elle l'ignore.

 

Baptiste – Tu parles pas?

 

Eugénie – J'ai rien à te dire.

 

Baptiste – Qu'est ce que je t'ai fait?

 

Eugénie –Et il le demande! Tu m'as fait une honte que jamais de ma vie!

 

Baptiste – Ça a été plus fort que moi.

 

Eugénie se tait.

 

Baptiste – J'ai eu tort de m'emporter mais ce curé

 

Eugénie l'interrompt.

 

Eugénie – Ce curé faisait son travail.

 

Baptiste – Son travail? Nous expliquer que le Bon Dieu sait ce qu'il fait en nous prenant nos enfants? C'est ça son travail?

Un sale métier!

 

Eugénie se signe.

 

Eugénie – Il faudra que tu t'en confesses de celle là! Un sale métier prêtre? Tu fileras  en enfer tout droit, tu y couperas pas!

 

Baptiste – Je te dis que

 

On frappe. Il s'interrompt.

 

Baptiste – Entrez.

 

Entre Cécile, la voisine.

 

Cécile - Bonjour tous les deux. Où vous partez Baptiste que vous vous êtes bien fait beau?

 

Eugénie – Il va à la foire de Châteauneuf. Bon débarras!

 

Baptiste – Il me l'avait pourtant assez répété mon oncle Antoine de ne jamais me marier. J'aurais mieux fait de l'écouter.

 

Eugénie – Jésus, Marie, Joseph qu'est ce qu'il faut pas entendre! Je te rappelle qu'Antoine s'était marié trois fois!

 

Baptiste – Justement! Il savait de quoi il parlait! Au revoir Cécile, je m'en vais.

 

Eugénie – Et va te saouler, ivrogne!

 

Baptiste sort.

 

Cécile - Ça va pas?

 

Eugénie – Ne m'en parlez pas! Ce cochon est allé me chercher dispute au curé devant tout le monde à l'enterrement de ce pauvre Jacques!

 

Cécile - Ah bon! Qu'est ce qu'il lui a dit?

 

Eugénie – Il lui a dit qu'on était pas assez fous pour aller remercier un Bon Dieu qui laissait périr nos enfants.

 

Cécile - Et le curé, qu'est ce qu'il a répondu?

 

Eugénie – Rien. Il est parti.

 

Cécile - Aussi ces cérémonies ça doit faire un drôle d'effet... Comme un enterrement et personne à enterrer...

Votre Baptiste devait en être tout retourné.

 

Eugénie – C'était terrible. Vous avez bien fait de pas venir.

 

Cécile - Je serais bien venue mais Louis était pas arrivé de Mende et la Marquade avait le mal du veau. Je pouvais pas la laisser.

 

Eugénie – Et elle l'a fait?

 

Cécile - Dites, elle en a fait deux!

 

Eugénie – Deux veaux! Ça c'est de la chance: deux veaux, deux bénéfices!

 

Cécile - S'ils se sauvent... Dites, comment ça se passe ces cérémonies?

 

Eugénie – Hortense avait mis des cierges allumés aux quatre coins de la table. Quand tout le monde a été là elle a pris une poignée de sel dans la poche de son tablier et elle l'a posée au milieu de la table et elle a dit: nous veillons le corps absent de Jacques Chaurent mort à la guerre. Il était le sel de la terre. Quelque chose comme ça.

 

Cécile - C'est tout?

 

Eugénie – C'est tout. Tout le monde s'est agenouillé et le curé a dit les prière pour les morts.

 

Cécile - Puis il a fait un sermon?

 

Eugénie – Non mais c'est là que ça s'est gâté. Ce pauvre curé a voulu nous soutenir: c'était lugubre. Les femmes pleuraient, les enfants pleuraient de voir pleurer les femmes et les hommes en étaient pas loin. Le curé a voulu dire que le Bon Dieu savait ce qu'il faisait et Baptiste l'a envoyé promener.

 

Cécile - Vous voulez savoir ce que j'en pense Eugénie? Le Bon Dieu, il est pour les Allemands ou il est pour les Français? Il pourrait choisir son camp! Votre Baptiste, il a bien fait!

 

 

 _____________

 

 

 

Baptiste et Louis sont attablés devant un verre de vin.

 

Louis – Ce Garrel de Romagnac qui a déserté, il les fait courir les gendarmes!

 

Baptiste – Ils l'attraperont pas.

 

Louis – Peut être pas tout de suite mais il finiront par l'attraper.

 

Baptiste – Qui sait où il est! Y a une semaine qu'ils le cherchent, une semaine, tu te rends compte? Il doit être loin!

 

Louis – S'ils l'attrapent pas ici, ils l'attraperont plus loin. Il est signalé.

 

Baptiste – Il paraît qu'il y en a qui passent en Espagne. Là ils sont tranquilles.

 

Louis – Ça fait de la route.

 

Baptiste – S'il prend le train...

 

Louis – Il risque pas. C'est surveillé.

 

Baptiste – Alors il marchera. Ils ont l'habitude. Après deux ans de guerre la marche leur fait pas peur.

 

Louis – Nous Lucien il a fait soixante kilomètres le mois dernier sans tout à l'heure s'arrêter. Soixante! Avec tout son barda.

 

Baptiste – Lui son barda, ce Garrel, il l'a laissé à la gare. Il attendait le train avec les autres sa permission finie et tout à coup il s'est envolé. Il restait que le sac et la capote.

 

Louis – Quelle idée? Déserter...

 

Baptiste – Il voulait pas se faire trouer la peau.

 

Louis – Si tous faisaient comme lui...

 

Baptiste – Preuve qu'il avait assez souffert. Je lui lancerai pas la pierre. Il a voulu sauver sa vie.

 

Louis – Notre Lucien, pour souffrir, il souffre. Il me dit : la guerre? Tu peux pas te figurer! Mais je l'ai faite la guerre je lui fais. Il veut rien entendre. Cette guerre pour lui c'est comme l'enfer du catéchisme. Oui, il souffre Lucien mais il est venu deux fois en permission et il est rentré les deux fois Il nous fera pas déshonneur.

 

Baptiste – Tais-toi, Louis, tais-toi! Tiens écoutes. Eugène, un lieutenant, pas le mauvais bougre, l'envoie se rendre compte une nuit, y avait un rivière à traverser. Alors Chabrand? il lui demande. Y a une passerelle mon lieutenant mais elle est repérée, y a une mitrailleuse, les boches allument tous ceux qui passent, on pourrait marcher sur les morts. Tu sais ce qu'il a dit le lieutenant, Louis?

 

Louis - …

 

Baptiste – Il a dit: allez y les enfants, c'est parti! Y a une passerelle!

 

Louis – Pourtant

 

Baptiste – Y a pas de pourtant Louis. Ils les respectent pas les hommes. Le mien, tu vois, il me dirait caches moi, je le cacherai! A la grange, à l'étable, dans les bois! S'il me le demandait, je le cacherais! Ceux qui les commandent ils ont point d'honneur. Ils les font mourir pour des galons. Ils les traitent pire que des bêtes.

 

Louis – C'est pas toi qui parlais de leur montrer la sortie aux Allemands?

 

Baptiste – C'était y a deux ans. Je me rendais pas compte.

 

Louis – La guerre, c'est la guerre. Une guerre sans mort, ça serait pas la guerre. Tiens, vivement que tout ce cirque finisse, qu'ils reviennent et merci bien!

 

Baptiste – Ils reviendront pas tous...

 

Louis – Justement, je venais te parler de quelque chose. J'ai une commission à te faire. Tu sais, mon neveu, le Jean de Baladio, peuchère, ç'a été le premier tué de la commune, et bien sa mère elle veut vendre leur pré du moulin et elle te porterait la préférence.

 

Baptiste – Tu le veux pas toi ce pré?

 

Louis – On en a bien assez nous.

 

Baptiste – C'est à réfléchir. Combien elle en veut?

 

Louis – Je te le dirai pas, je le sais pas. Mais à mon avis elle sera raisonnable.

 

Baptiste – Et tu dis qu'elle me porterait la préférence?

 

Louis – Je vais te le dire pourquoi, Baptiste, entre nous. D'une tu es propriétaire tout autour du pré du moulin.

 

Baptiste – Oui et non, y a une parcelle du Castillan mais je la fais en fermage. Tu as dit d'une. Et de deux?

 

Louis – De deux j'ai dit à ma belle sœur qu' il y avait guère que toi qui pouvait payer. Il tend son verre. Tiens, remplis mon verre, tu me dois bien ça.

 

 

 

 __________________

 

 

 

Baptiste écrit installé à la table de la cuisine.

 

Eugénie entre.

 

Baptiste – Ça y est Eugénie. Je lui ai fait une belle lettre. Je vais te la lire.

 

Eugénie s'assoit.

 

Baptiste lit.

 

Baptiste – Le 3 juillet 1917.

 

Mon cher Eugène,

 

je t'écris pour te donner un peu de nos nouvelles. Tout le bétail est en bonne santé et nous c'est de même. Louis a une vache qui lui a fait deux veaux. Je suis allé les voir, ils ont bien beaux. Il m'a dit que la mère Baladio voulait vendre son pré du moulin et qu'elle nous porterait la préférence. Il nous irait bien ça se tient avec ça notre et il fait toujours au moins ses six chars de foin. Je voudrais avoir ton idée là dessus. Il savait pas le prix mais on devrait pouvoir le payer et commencer quand même la maison neuve quand tu reviendras. Sauf si elle en veut le soleil et la lune... Ici le travail va à peu près. Le gamin des Bor nous donne un coup de main de temps en temps comme l'année dernière. Le beurre a augmenté de quinze sous à la livre. Ta mère en a vendu trois kilos à la foire de la Saint Pierre. On raconte que vous serez de retour pour la fin de l'année.

 

Écris nous souvent pour savoir ce que tu deviens. J'ai plus rien à te dire. Ne commets pas d'imprudence.

Ton père affectionné,

 

Baptiste Chabrand

 

Eugénie – Dis-lui que ce pré si c'est pas nous qui l'achetons ce sera quelqu'un d'autre.

 

Baptiste – Et pourquoi j'y marquerais ça?

 

Eugénie – Qu'on aie pas l'air de profiter de la mort de ce pauvre Jean de Baladio...

 

Baptiste – C'est pas la peine, Eugénie, c'est pas la peine! Nous autres on est pas des gens pour profiter et Eugène le sait.

 

Eugénie – Mets lui de bien porter sa médaille que le curé l'a encore recommandé dimanche.

 

Baptiste – Il en a parlé au sermon?

 

Eugénie – Si tu étais venu à la messe tu le saurais. Il a dit de rappeler aux soldats que la médaille de la Sainte Vierge avait sauvé plus d'une vie.

 

Baptiste – Tu crois qu'une médaille peut dévier une balle?

 

Eugénie – Baptiste te moques pas du sacré! Ça nous portera malheur! Mets le lui de la médaille!

 

Il écrit et lit en même temps.

 

Baptiste – Ta mère me dit de te dire de bien porter ta médaille que le curé l'a dit à la messe.

 

Eugénie – Mets lui que Berthe a labouré toute seule son champ de la croix.

 

Baptiste – Pourquoi j'y mettrais ça?

 

Eugénie – Ça lui fera plaisir de savoir que la Berthe se débrouille. Il l'aime bien Berthe.

 

Baptiste écrit et lit ensuite.

 

Baptiste – Il faut que j'ajoute que Berthe a labouré son champ de la croix. Même qu'au début les raies étaient pas bien droites mais après ça s'est arrangé. C'est vrai que c'est un champ bien commode.

 

Eugénie – Dis lui que la Goungoune a saigné son cochon.

 

Baptiste – C'était l'année dernière.

 

Eugénie – Il doit pas le savoir.

 

Baptiste – On lui racontera.

 

Eugénie – Pourquoi tu veux pas l'écrire?

 

Baptiste – Parce que je l'ai pas vu.

 

Eugénie – Le facteur l'a vu! Il tenait le cochon!

 

Baptiste – Il avait bu.

 

Eugénie – Baptiste tout le monde sait que la Goungoune a saigné son cochon, tu le sais aussi bien que moi.

 

Baptiste – Je peux pas lui mettre ça Eugénie. Ça c'était jamais vu une femme qui saigne un cochon!

 

Eugénie – La guerre vous fait voir de quoi les femmes sont capables.

 

Baptiste – Justement, Eugénie, il le sait que c'est la guerre depuis le temps qu'il la fait, c'est pas la peine de le lui rappeler!

 

 ____________

 

 

 

 

Baptiste et Louis ont de nouveau attablés devant un verre de vin.

 

Baptiste – Il nous en a raconté! Mais il nous en a raconté! On aurait cru un tonneau qui se débondait! Tiens, Lèche quart, c'est un parisien qui les fait crever de rire. Il paraît qu'il imite le bruit du fusil mitrailleur à s'y tromper! Un jour y avait un général qui avait besoin de se faire remarquer.

Il vient faire un coucou en première ligne. Mon Lèche quart se cache et il fait tatatata. Le général en a perdu son képi. Ils l'ont pas revu.

 

Ils se taisent.

 

Baptiste – Et tu l'as pas porté à la gare?

 

Louis – Il a voulu y aller à pied. Il préférait.

 

Baptiste – Tu as pas insisté?

 

Louis – Non, j'ai pas insisté. Je l'avais assez vu! Si tu savais la semaine qu'il nous a fait passer!

 

Baptiste – Il se plaignait?

 

Louis – Même pas... Il parlait pas. Il rodait. Il arrivait pas à s'occuper. J'ai vu ton Eugène labourer, nous c'est à peine s'il est allé voir les bêtes, par politesse.

 

Baptiste – Eugène m'a labouré le champ du Cros, même qu'il a pas perdu la main. Et sa première visite a été pour le pré du moulin.

 

Louis – Tu l'achètes?

 

Baptiste – On l'achète. On signe le mois prochain.

 

Louis – Tu as de la chance. Le tien fera quelque chose. Le notre c'est foutu.

 

Baptiste – Ça lui passera.

 

Louis – Je crois pas. Il a plus goût à rien. Tiens, la chasse, qu'il aimait ça! Je lui dis prends ton chien et ton fusil et va tuer un lièvre. Qu'est ce que j'ai pas dit! Les yeux lui sortaient de la tête: j'en ai assez vu des fusils! Il me fait.

 

Baptiste – Et il raconte rien?

 

Louis – Pas un mot. Il calcule. Et il va se coucher qu'il est pas nuit.

 

Baptiste – Il a trop souffert.

 

Louis – C'est notre faute à nous s'il a souffert? Il nous le fait payer va! Même les chiens il les supporte plus, ils l'approchent pas.

 

Baptiste – Nous c'est les bêtes, les arbres, la terre qui lui font peine. Tout ce massacre. Il dit: si vous voyez les bois ce qu'ils en font! Et les chevaux comment ils les traitent! Ça le travaille.

 

On entend parler dans la cour. Cécile et Eugénie entrent. Elles reviennent de cueillir des violettes qu'elles vendront à des ramasseurs pour la parfumerie.

 

Louis – Y en a beaucoup cette année?

 

Cécile – Pas tant que ça va. Quelle heure il est Louis?

 

Louis - Il regarde sa montre – Cinq heures.

 

Cécile – Il va pas tarder à arriver. Vous savez Baptiste on se fait du souci pour notre Lucien, ça va pas fort.

 

Baptiste – Louis m'en parlait. Mais ça lui passera. Tout s'oublie.

 

Cécile – Pas sûr. Je l'ai pas reconnu! Lui qui dormait comme une souche, il crie la nuit que ça fait peur ! Je vais le voir, il a fait un cauchemar : il se réveille tout en sueur ! Toutes le nuits il me fait la guerre... Dites, lui qui aimait le lard, et bien il le goute plus. C'est trop gras, il me fait, c'est trop gras.

 

Eugénie - Eugène aussi a changé allez. Il aime pas autant les gens. Je lui disais va voir untel, ça lui fera plaisir! Il restait là.

 

Cécile – Nous il allait se promener et s'il voyait quelqu'un, il se cachait. C'est cette lettre...

 

Baptiste – Quelle lettre?

 

Louis – Il avait un camarade, qu'ils s'entendaient bien, il a refusé d'aller en reconnaissance. C'était pas son tour. Il est passé devant le conseil de guerre et ils l'ont fusillé.

 

Cécile – Un de Bretagne, un paysan aussi. Il avait deux enfants. L'écriture c'était pas son fort et Lucien y faisait ses lettres. Il lui a fait la dernière, pour sa femme.

 

Baptiste – On aura tout vu! Si c'était pas son tour de marcher, c'était pas son tour!

 

Cécile – Ils s'en foutaient bien. Ils voulaient faire un exemple. Y en a qui avaient fraternisé avec des Allemands, ils voulaient les mettre au pas.

 

Eugénie – Et c'est tombé sur lui.

 

Cécile – Clément il s'appelait, Clément LeGuen.

 

Louis – Lucien était là quand ils l'ont fusillé. Il a pas pu y couper. Il a rien vu, il fermait les yeux. Il nous a dit qu'une fois qu'il avait été mort le gradé qui commandait le peloton avait crié Clément LeGuen Mort pour la France et le peloton avait présenté les armes...

 

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 On entend des voix dans la cour. Eugénie entre. Elle tient une lettre. Elle s'assoit face au public et l'ouvre. Elle commence à lire. On voit bouger ses lèvres à mesure.

 

Eugénie – Mon Dieu!

 

Elle se lève et sans lâcher la lettre va ouvrir la porte de communication qui donne sur l'étable.

Elle appelle.

 

Eugénie – Baptiste! Viens vite!

 

Elle se remet à lire, debout.

 

Baptiste entre presque 'aussitôt.

 

Baptiste – Qu'est ce qu'il y a ?

 

Eugénie – Il est blessé!

 

Baptiste lui prend la lettre des mains et la parcourt.

 

Baptiste – Ça sera rien.

 

Eugénie – Qu'est ce que tu en sais?

 

Baptiste – C'est lui qui a écrit et c'est son écriture de d'habitude.

 

Eugénie s'assoit.

 

Baptiste – La guerre est finie pour Eugène!

 

Eugénie – Tu vois bien que c'est grave!

 

Baptiste – Tu sais lire, Eugénie? Il écrit: le major dit que dans deux mois je saurai plus qu'elle jambe c'est.

 

Eugénie – Tu crois qu'il dit la vérité?

 

Baptiste – Il nous a jamais menti, pourquoi il nous mentirait aujourd'hui?

Oui, il a eu de la chance, ils vont le laisser tranquille un moment.

 

Eugénie – Jusqu'à la fin de la guerre?

 

Baptiste – La guerre sera bientôt finie Eugénie.

 

Baptiste relit la lettre.

 

Baptiste – Quel abruti! Il pouvait pas faire attention? Il lit: un dénommé Dumas originaire d'Aubenas que c'est un bon copain mais qu'il a pas inventé la poudre le pauvre tripotait un pistolet d'officier allemand.

Le coup est parti. Il pouvait pas tenir ses doigts ce Dumas? Qu'est ce qu'il avait besoin d'aller tripoter un pistolet?

 

Eugénie – Donne moi cette lettre.

 

Elle la lui reprend des mains et lit en silence.

 

Eugénie – Elle lit: le major m'a dit rigoles Chabrand, évacué, aux petits oignons à l'hôpital et la convalescence à la maison! Tu as de la chance! Fais tourner ton bidon! (Inquiète) Qu'est ce que ça veut dire « aux petits oignons »?

 

Baptiste – Ca veut dire qu'il sera bien soigné. Ce Dumas quand même, si je le tenais! Tu te rends compte Eugénie, pour semer, pour labourer...

 

Eugénie – Tu viens de m'expliquer que c'était pas grave.

 

Baptiste – Je le sais bien. Même je pense que c'est pas une mauvaise affaire cette blessure. Mais j'aimerais autant que ça soit pas arrivé.

 

Eugénie lit à haute voix un autre passage de la lettre.

 

Eugénie – J'ai été soigné et pansé. Ils m'ont vacciné. Je n'ai plus mal.

 

Baptiste tend la main.

 

Baptiste – Fais voir.

 

Il reprend la lettre.

 

Baptiste – Celle là c'est la meilleure. Tu as vu? Il craint rien ce Dumas! Il lit: quand on m'emmenait Dumas m'a demandé mon saucisson, celui du dernier colis, que j'en aurais pas besoin à l'hôpital et qu'il m'avait sauvé la vie. Je lui en aurais donné moi du saucisson!

 

Eugénie – Il a mis ça pour rire. Si c'était grave il l'aurait pas mis.

 

Baptiste – Et s'il allait ne pas se marier? Un boiteux même s'il trouve quelqu'un, ils disent à la fille «  tu l'as vu marcher? » et ça tombe à l'eau. Tu crois qu'il ne s'en ressentira pas?

 

Eugénie – Il est en vie. S'il est boiteux, il sera boiteux. Y en a qui y laissent leurs deux jambes à la guerre. Et le Braya du Mazel qui se marie samedi il en a qu'une.

 

Baptiste – Je pensais aux enfants... Puis le Braya du Mazel, entre nous, il a pas quatre vaches, il a la scierie de Montauroux. (à part lui) Mais quel besoin il avait d'aller tripoter ce pistolet l'autre abruti d'Ardéchois!

 

 

 

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Eugénie fait passer le café. Cécile est assise.

 

Cécile – Ça fait que finalement votre Eugène y est retourné...

 

Eugénie – Oui. Il y est retourné. Il est allé passer une visite à Mende et ils l'ont déclaré apte.

 

Cécile – Sa jambe ne le fait pas souffrir?

 

Eugénie – Non. Il sent plus rien.

 

Cécile – Il fatigue pas?

 

Eugénie – Il est guéri. Il y pense plus. Aussi ils y l'ont renvoyé. Mais il est beaucoup mieux cette fois, il est à l'arrière. Il travaille dans un hôpital, il risque moins.

 

Cécile – Infirmier?

 

Eugénie – Brancardier. Infirmier aussi des fois quand il manque quelqu'un. Vous savez Cécile, c'est devenu une drôle de pagaille, l'armée. Celui qui était boucher dans le civil est coiffeur et celui qui était coiffeur fait la cuisine. Il paraît que ça tombe comme ça tombe. Et pas moyen de changer.

 

Cécile sort une carte postale de la poche de son tablier. Timidement.

 

Cécile – Dites, Eugénie, on a reçu une carte de Lucien ce matin. Louis me l'a bien lu mais j'aimerais l'entendre une autre fois. Surtout que

 

Elle s'arrête. Eugénie prend la carte.

 

Eugénie – Ça vient d'Allemagne!

 

Cécile – Et oui, ils me l'ont fait prisonnier.

 

Eugénie – S'il est prisonnier il est sauvé!

 

Eugénie lit.

 

Strasbourg le 6 juin 1918

 

Chers parents,

 

j'ai pas écrit avant que c'était pas possible. J'ai été fait prisonnier le 28 mai avec 11 camarades. Je suis pas blessé. Je suis dans une caserne à Srasbourg. On est bien traités. Lundi je vais travailler dans une ferme pas loin dans un village que j'ai oublié le nom. Vous pouvez m'écrire et m 'envoyer des colis que pour le manger c'est pas ça. Je m'en fais pas trop.

 

Lucien.

 

C'est des bonnes nouvelles. Il risque plus rien votre Lucien Cécile.

 

Cécile – Je le sais bien mais je me fais du mauvais sang quand même.

 

Eugénie – Il est bien traité. Et puis s'il va aider un paysan il se débrouillera pour manger à sa faim.

 

Cécile – Et s'ils allaient me le punir?

 

Eugénie – Qui? Les Allemands?

 

Cécile – Non. Les Français. Louis a lu dans le journal que ce Pétain avait dit: les prisonniers auront des comptes à rendre à la fin de la guerre.

 

Eugénie – Pensez vous. Une fois la guerre finie ils y penseront plus.

 

Cécile – Et puis j'aime pas le savoir loin. Dites, et s'il allait se marier avec une Allemande?

 

Eugénie – A mon idée il pense pas à se marier.

 

Cécile – Qui sait. Ça peut arriver. Après on les revoit pas. Tenez, y en a une de Marvejols, que c'est une cousine par alliance de Louis, son fils est allé se marier je sais pas où en Afrique. Ils ont deux enfants, elle les connait pas!

 

Eugénie – Il s'est marié avec une Africaine?

 

Cécile – Pensez vous. Elle est de Mende. Mais ils se sont mariés en Afrique. Quand il est parti sa mère en était assez fière, elle disait mon Georges a une opportunité. Vous parlez d'une opportunité: elle a eu fini de le voir!

 

Eugénie – Et qu'est ce qu'il fait comme travail ce Georges?

 

Cécile – Il est dans l'administration. C'était une tête. Il a coupé à la guerre avec ça. Il paraît que ses supérieurs peuvent pas se passer de lui...

 

Eugénie – Votre Lucien aussi y coupera maintenant.

 

Cécile – Sûrement. Y a que s'ils bombardent cette caserne.

 

Eugénie – Vous avez pas vu! Vous avez de ces idées! Comme si les Français allaient bombarder Strasbourg!

 

Cécile – Ils en sont bien capables! Ils bombarderaient Lourdes pour gagner des galons! Les soldats, y a rien à dire, ils ont fait ce qu'ils ont pu, mais ceux qui les commandent sont capables de tout!

 

 

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On entend sonner les cloches à la volée. Rappel scène un. Eugénie va ouvrir la porte. On entend les cloches plus fort. Baptiste entre et ferme la porte. Cloches moins fort...

 

Baptiste – Ça y est, Eugénie, ça y est! C'est fini!

 

Eugénie – Tu crois? Oh Sainte Vierge merci! Merci!

 

Baptiste – La Sainte Vierge y est pas pour grand chose. Tu ferais mieux de remercier les Américains.

 

Eugénie – La guerre est finie? Tu en es sûr?

 

Baptiste – Tu as pas entendu sonner? Tout le monde avait signé la paix. Il restait que les Allemands et Guillaume parlait d'abdiquer. Si je te dis que c'est fini!

 

On entend parler devant la porte. Eugénie va ouvrir, Cécile et Louis entrent.

 

Eugénie – Entrez, entrez qu'aujourd'hui c'est c'est fête!

 

Cécile - Oui, il paraît que c'est fête, mais pas pour tout le monde.

 

Eugénie – Vous avez des mauvaises nouvelles?

 

Cécile - Non.Eugénie – C'est vrai c'est une triste journée pour ceux qui ont perdu quelqu'un, vous avez bien raison.

 

Cécile - Nous il s'en sera tiré mais on n'a pas le cœur à chanter. On a reçu une lettre hier...

 

Baptiste – De Lucien?

 

Cécile - Oui, de Lucien. Il nous dit qu'il reviendra pas au Vialas Haut. Il va aller à Alès travailler à la mine.

 

Baptiste – C'est pas possible!

 

Cécile - Bien sûr que si! Il a fait connaissance d'un type qui travaille dans les charbonnages et il lui a promis de le faire embaucher.

 

Eugénie – C'est pas bête. Un travail tranquille, bien payé et les soucis pour le patron.

 

Cécile - Y a longtemps qu'il y pensait à aller habiter en ville. Ça le menait...

 

Louis - Il disait tout ce que j'ai vu je l'ai tout le temps devant les yeux. Je peux pas me le sortir de la tête.

 

Cécile - Il se voyait pas tout seul dans les champs, labourer, faucher, comme ça, juste avec Louis... Je m'en débarrasserai pas il disait. Il me faut du bruit, du monde... Si ça bouge je suis sauvé.

 

Ils se taisent.

 

Cécile - Qu'est ce qu'on va devenir?

 

Baptiste – Vous serez pas malheureux. Vous avez votre maison, votre jardin...

 

Eugénie – Vous garderez un cochon, une paire de vaches pour le lait, vous ferez du beurre, des fromages... Vous mettrez la propriété en fermage et ça vous paiera le superflu!

 

Louis - Je vais tout mettre en viager!

 

Baptiste – Qu'est ce que tu veux mettre en viager?

 

Louis - La propriété. J'en ai parlé au notaire. On touchera une bonne pension!

 

Baptiste – Il vaudrait mieux la louer.

 

Louis - Il en profitera pas! Je vais pas le déshériter, il lui restera rien, juste la tombe au cimetière!

 

Eugénie – Vous allez rien lui laisser? Et la maison?

 

Louis - Rien! Pas même la maison! Peut-être le champ du Pouzet, quand même, y a une bonne fontaine. Si un jour il veut y en faire une de maison, pour venir y finir sa vie...

 

Baptiste – Ah, quand même. Tu lui laisseras quelque chose!

 

Louis - Je le fais pour le nom, juste pour le nom. Pour que le nom des Chevalier reste au Vialas Haut.

 

Baptiste – Tu changeras d'idée. Et puis tu seras retraité et tu en profiteras.

 

Louis - C'est toujours les mêmes qui profitent! Tiens, autre chose. Ceux qui vendaient des canons, tu sais ce qu'ils vendent maintenant?

 

Personne ne répond.

 

Louis - Des soldats! Comme des Jésus en plâtre! Tu en as pas entendu parler?

 

Baptiste – Pierre m'en a bien parlé... Il a reçu un catalogue. Ils perdent pas de temps. Chaque commune va avoir son monument aux morts de la guerre, avec les noms de ceux qui y sont restés...

 

Louis - Pas tous! Ce LeGuen que Lucien aimait bien, il y sera pas son nom de celui-là! Vous vous rendez compte d'une honte pour la famille? Comme s'il avait pas assez souffert ce LeGuen...

 

Baptiste - Peut-être qu'ils le mettront quand même si le peloton a présenté les armes...

 

Louis - Il paraît que non...

 

Il se lève.

 

Baptiste – Eugénie sors des verres. Je vais chercher l'eau de vie de cerises. On va trinquer tous les quatre.

 

Cécile - C'est trop fort!

 

Baptiste – Vous y mettrez un sucre. Il faut pas vous en faire. Vous aurez encore de bons jours, je vous le promets.

 

Eugénie – Oui, on va trinquer! En quatorze quand les cloches ont sonné, elles sonnaient comme le glas mais aujourd'hui elles sonnent comme pour un baptême, comme si on baptisait... je sais pas moi... la fin de nos peines!

 

 

 

Fin (quand même....)