Ephémère Margeride

Amen. Roman. (suite)

 

 

Amen

 

ou

 

Un chien à Paris

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13.Où Joseph est impatient de se mettre en ménage.

 

     Nous approchions de Clermont. Nous mangions toujours à notre faim mais c'était Maria à présent qui payait les provisions et elle se montrait économe. Il n'était pas question de gaspiller... C'était elle aussi qui réglait les auberges. Elle choisissait toujours les moins chères. Visiblement elle ne roulait pas sur l'or.

     Chaque soir elle se changeait et partait faire son métier. Joseph la suivait de loin pour la protéger et s'assurer qu'elle serait bien payée pour ses services. Ils revenaient vite. Joseph était de plus en plus sombre, il la rabrouait pour un rien. Il parlait de plus en plus souvent de retourner à Montialoux. Une nuit, il ne l'a pas accompagnée. Guillaume s'est étonné.

     - Tu ne vas pas avec elle ?

     - Elle est assez grande.

     - Il ne faudrait pas qu'il lui arrive quelque chose...

     - Qu'elle se débrouille !

     - Mais enfin qu'est ce qu'elle t'a fait ? Pourquoi tu lui en veux tellement ?

     - Je ne peux plus la voir en peinture !

     - C'est une bonne fille.

     - Une bonne fille ? Maria ? Tu connais ses tarifs ? Ah j'oubliais : on ne peut pas parler bagatelle avec un saint homme investi d'une mission divine... 

     - Que t'importe Joseph ? Ce n'est pas toi qui paies et cet argent nous est nécessaire.

     - Ce n'est pas moi qui paie ? Et bien si, Monsieur le Visité, vous saurez que c'est moi qui payais et elle m'a tout pris, tout, je suis sur la paille !

     - Tu n'étais pas obligé, observa Guillaume et un sourire fugitif glissa sur ses lèvres.

     Ainsi une fois épuisé l'argent des moutons, c'est Joseph qui avait financé le voyage. Mais là, fini, il n'avait plus le sou.

     Il s'est levé, a bousculé sa chaise et a lancé :

     - Je rentre à Montialoux. J'ai de la peine pour toi, mon Guillaume, tu es un brave type. Un peu trop occupé de patenôtres mais un brave type. Pour toi, j'aurais continué au moins quelques jours. Mais tu comprendras qu'il m'est difficile de voyager avec une femme de mauvaise vie. Ma mère me l'aurait reproché.

     Et il est sorti.

     Quand Maria est rentrée, Guillaume l'a mise au courant. Elle a dit :

     - Je vais lui parler et elle est partie à sa recherche.

     Je l'ai suivie, je ne pouvais pas rater ça...

     Il réfléchissait, la tête dans les mains, assis sur un banc devant l'auberge. Elle s'est approchée.

     - Vous avez décidé de nous quitter, Joseph ?

     - Tu sais, Maria, ce voyage me pèse de plus en plus. Je crains de ne pas pouvoir continuer. Nous somme loin d'être arrivés... Je me suis engagé pour quelques lieux, pas davantage.

     - Ce n'est pas ce qu'a dit Monsieur le curé.

     - Monsieur le curé dit ce qui l'arrange. Je vais retourner à Montialoux.

     - Vous allez nous abandonner ?

     - C'est que chaque pas m'est pénible.

     - Vous renoncez ?

     - Je n'ai rien promis.

     - Alors finie l'aisance ?

     - Quelle aisance ?

     - Si Guillaume réussit, nous serons riches. Le roi passe pour généreux, il nous récompensera grassement.

     - Que m'importent les richesses si je dois y laisser ma peau ?

     - Allons, allons Joseph. Je ne vous ai jamais vu essoufflé et je suis payée pour savoir que le soir il vous reste des forces.

     - Je ne dis pas mais, je souffre.

     - Songez... Vous pourriez ensuite prendre épouse et profiter des années qui vous restent.

     - Prendre épouse à mon âge ?

     - Ça s'est vu.

     - Bien sûr que ça s'est vu... 

     - Surtout un homme aisé, il n'a pas de peine. Beaucoup voudraient de vous. D'ailleurs moi-même...

     - Quoi toi-même ?

     - Il faudra bien que je songe à m'établir. Je ne peux pas continuer ainsi. J'avais le curé sur le dos, maintenant j'ai l'évêque...

     - Tu es en train de me dire que...

     - Je ne vous dis rien. Je pense seulement que j'ai de l'estime pour vous. Plus on vous connait, plus on vous apprécie, Joseph.

     - Je ne suis plus tout jeune.

     - Vous êtes avisé, de bon conseil, un homme d'expérience.

     - Songerais-tu ?

     - Oui, j'y songe.

     - Toi et moi ?

     - Parfaitement.

     - Nous vivrions ensemble ?

     - Je ne m'engage pas mais j'y pense.

     - Alors on pourrait... ?

     - Nous serions comme mari et femme. Bien sûr qu'on pourrait.

     - Tous les soirs ?

     - Pourquoi pas...

     - Et pour rien, sans te payer ?

     - Ça va de soi.

     - Pour toujours ?

     - Jusqu'à ce que la mort nous sépare.

     - Et ton métier ?

     - Fini ! Toute à vous.

     - Mordieu ! Si je m'attendais à celle-là ! Tu es sûre ?

     - Sûre non mais j'y réfléchis.

     - Tu réfléchis... Tu réfléchis... Tu me fais entrevoir le paradis et tu retires l'échelle !

     - A Paris je saurai. Je vous connaîtrai mieux. Mais je suis tentée.

     - Vingt Dieux ! Viens que je te serre dans mes bras.

     Il lui a donné une accolade qui durait, elle l'a repoussé doucement.

     - Je vais continuer. Je dois tenir le coup. Cette fois le jeu en vaut la chandelle ! Et en plus je serai riche ! A nous deux, Paris, j'arrive !

     Elle me l'avait retourné comme une crêpe !

 

 14.Où il m'en cuit d'être reçu par Mère Marie Emmanuelle des Anges.

 

     Je ne garde pas un bon souvenir du couvent de la Providence, à Clermont. A peine arrivés, je m'y suis fait botter l'arrière train par Joseph. Un grand coup de pied au derrière, j'ai hésité à m'asseoir pendant quelques jours. Et pourquoi ? Je n'ai pas su réfréner mon instinct. Je reste un chien que voulez vous... Dès qu'elle est apparue, j'ai reniflé Mère Marie Emmanuelle des Anges. Elle a ramassé ses jupes et fait voler sa cornette. J'ai bien compris que ce n'était pas à son goût mais c'était fait. Le coup de botte de Joseph était instinctif aussi. Je n'ai rien vu venir. Il ne m'a pas raté.

     J'y repensais en reprenant mes esprits, à l'abri d'un muret. Je n'aurais pas dû me comporter ainsi, ce n'était pas correct. Mais ça en valait la peine. Mère Marie Emmanuelle des Anges sentait bon. C'était à noter. Les gens d'église sentent plutôt mauvais, généralement. Ils sentent le moisi, le rassis, le renfermé, rarement la sueur. Et bien Mère Marie Emmanuelle des Anges sentait bon ! Elle sentait les perce-neige quand il a plu, un matin ensoleillé du mois de mai. C'était l'odeur de l'affut aux mulots dans une prairie au printemps, c'était un peu Montialoux. Je ne l'avais pas volé ce coup de botte mais je ne le regrettais pas trop. Ce qui m'avais surtout vexé c'était l'éclat de rire de Culotte et à présent je l'entendais qui disait : nonnette cornette trompette ! Trompette c'était une allusion au hurlement que j'avais poussé quand Joseph m'avait frappé. J'en étais sûr.

     Pourtant tout avait bien commencé. Nous avions trouvé le couvent facilement, la sœur portière était partie avec la lettre de recommandation que Monsieur le curé avait écrite , était revenue presque aussitôt et nous avait invités à entrer. Elle nous avait installés dans un petit jardin d'agrément, à côté d'un potager, près d'une fontaine et avait demandé à une novice de nous apporter une collation. Et de l'eau pour leur chien, elle avait dit. Il faisait bon, on était bien. Puis Mère Marie Emmanuelle des Anges était arrivée et j 'avais fauté.

     Je les entendais.

     – C’est toi, Guillaume ?

     – Oui ma mère, c’est moi.

     – Ainsi Dieu t’est apparu ?

     – Oui.

     – Et il t’a confié un message pour le roi de France.

     – Oui, un message.

     – Pourtant Dieu n’a besoin de personne pour parler aux hommes. Qu’ils soient rois ou mendiants. Dieu est en chacun de nous ! Et puis le roi ne manque ni de chapelains ni de conseillers. Pourquoi t’aurait il choisi toi, un pauvre berger ? Allez, rentrez chez vous.

     – Mais notre curé

     L'abbesse l'a l’interrompu.

     – Votre curé est un brave homme mais je l’ai un peu connu, c’était un exalté et l’âge ne semble pas l’avoir rendu plus sage. Rentrez chez vous, je vous dis, dès demain.

     – Je dois parler au roi.

     – Et qu’est ce que tu veux lui dire au roi ? Si vous arrivez jusqu’à lui, ce dont je doute, ses valets te botteront les fesses et ses gardes te jetteront en prison.

     – Dieu m’a dit qu’il m’aiderait.

     – Tu as rêvé mon fils, et ton rêve va vous faire périr tous les trois. Renonce à ton rêve et retourne à tes moutons.

     Joseph est intervenu.

     – Non, il n’a pas rêvé. Que nous voulez vous, ma mère ? Laissez nous dormir ici et nous partirons à l’aube. Nous vous gênerons le moins possible.

     – Il s’agit bien de gêne ! Sais-tu que le monde est devenu fou, les laboureurs combattent les nobles dans les campagnes de Nevers, la peste noire sévit à Orléans, l’Anglais brûle les faubourgs de Paris… Les écorcheurs tuent, violent, pillent.

     – Justement.

     – Quoi justement ?

     – Justement, nous devons faire vite, il s’agit des Anglais.

     – Je ne t’entends pas.

     – Le message, c’est rapport à la guerre.

     – Ah ! Un plan de bataille sans doute, c’est vrai, Dieu est un fin stratège. J’y pense : êtes-vous confessés ?

     – Le curé de Montialoux nous a remis nos péchés.

     – J’aimerais vous absoudre à mon tour.

     Joseph s'est levé.

     – Je ne vous absous pas, moi, ma mère. C’est la jalousie qui vous étouffe ! La gloire de Guillaume va retomber sur Montialoux et sur son église, sur son curé aussi et c’est ce qui vous dérange !

     - Calme-toi, mon fils. J’ai seulement voulu vous mettre en garde, vous montrer la folie de votre entreprise mais au royaume des sourds il ne sert à rien de crier. Allez-y à Paris si vous pensez que tel est votre destin. Je prierai pour vous. En attendant soyez assez aimables pour éloigner votre âne de nos salades.

     Joseph s'en est chargé, il n'a pas été tendre. Dès qu'il s'est éloigné, j'ai glissé à Culotte qui s'était renfrogné :

     - Un âne dans le jardin 

     Vous ferait mourir de faim !

     Juste histoire de lui montrer qu'il n'était pas le seul à en connaître des proverbes...

 

 15.Au Petit Poucet.

 

     La veille, l'aubergiste avait voulu nous rendre service. Il avait indiqué un raccourci à Joseph. Il suffisait d'aller tout droit. Tu quittes le chemin principal à Soulages, tu le retrouves à Venteuges et tu as gagné cinq lieux. Tu sais aller tout droit ? Alors tu ne peux pas te tromper, c'est simple comme bonjour. Voilà ce qu'il avait dit, mot pour mot. Joseph nous l' a répété une bonne dizaine de fois. Puis Maria s'est mise en colère et il s'est contenté de maugréer de temps à autre : "droit devant... Droit devant... Je t'en foutrais !"

     L'ennui c'est que depuis quelques jours, Joseph buvait.Je veux dire qu'il buvait trop. Souvent le soir sa démarche n'était pas sûre. Alors il menait Culotte par la bride mais on voyait bien qu'en fait il se laissait conduire... Il ne se méfiait pas de moi. Il laissait les autres prendre un peu d'avance, il mettait sa gourde en trompette ou bien une bouteille qu'il tirait de sa besace.

     Il parlait de plus en plus fort. Il expliquait à Culotte à grands renforts de gestes comment il fallait s'y prendre pour allumer un feu avec du bois humide. Puis il a entonné une chanson de quand il était soldat, un refrain de caserne qui aurait fait rougir notre Rose de Montialoux, la servante de Monsieur le curé. Guillaume s'est fâché. Il a fini par se taire. Il trébuchait à chaque pas.

     La nuit allait tomber. Tant pis, nous dormirons à la belle étoile, a dit Maria. Nous n'en mourrons pas. Demain nous retrouverons le grand chemin.

     Et là nous avons vu l'auberge.

     - Tu vas quand-même pouvoir ouvrir ta boutique !

     Il a ri, pas Maria. C'était bien la première fois que ça le faisait rire ce commerce. D'ordinaire il n'aimait pas ça du tout, il était jaloux. Et là, titubant mais tout guilleret, il en plaisantait. Il était cuit.

     La façade de l'auberge était percée de deux fenêtres minuscules. Une enseigne rouillée grinçait au dessus d'une porte massive : Au Petit Poucet. Un géant mal dessiné y souriait de quelques dents. Maria frappa, la porte s'entrouvrit.

     La salle était sombre, enfumée et basse de plafond. Quelques braises rougeoyaient dans la cheminée. Au dessus, suspendus à un poutre noircie, pendaient un jambon et quelques saucissons, pas si haut que ça finalement.

     Nous entrâmes. L'hôtesse nous dévisageait, les mains sur les hanches, debout près d'une table graisseuse. C'était une forte femme dont une armée de brigands, même décidés, ne serait pas venue à bout. Je crus qu'elle allait me chasser mais elle me laissa entrer... Je ne me risquais pas à la renifler.

     Joseph faisait son important. Il parlait toujours aussi fort.

     - J'ai bien cru que mes gens et moi allions passer la nuit dehors... Les auberges ne se bousculent pas par chez vous...

     - Ce n'est pas la peine de crier, je ne suis pas sourde ! Ceci dit, vous avez raison, je suis la seule à plusieurs lieux. C'est que si les auberges sont rares, les clients aussi.

     - Nous avons soupé et à présent il nous faudrait un lit.   

     - J’aurais ce qu’il vous faut mais il vous faudra le partager, bien entendu.

     - Avec vous ce sera un plaisir !

     Elle répondit sèchement.

     - Pas avec moi. Avec vos gens.

     - Ma servante et mon valet dormiront à la grange. Vous avez bien une grange ?

     - Bien sûr. Asseyez-vous Monsieur et laissez moi vous offrir le verre de bienvenue. C’est moi qui régale. Ainsi ce sont vos gens ?

     - Des pauvres bougres que j’ai recueillis, ils me servent.

     Elle lui a servi un verre, sans doute de l'eau de vie. Il riait, bombait le torse, frappait de l'index la poche intérieure de sa veste grossière.

     - Que voulez-vous, je suis un homme bon. Et puis je suis à mon aise. J’ai de quoi !

     - Vous n’êtes pourtant pas vêtu comme on pourrait s’y attendre…

     - C’est que je suis rusé moi. Qui volerait un pauvre homme.

     Elle lui a servi un second verre.

     - Vous allez à Moulins peut-être ?

     - Oui la mère, à Moulins. Pour affaires. Je fais des affaires voyez-vous, et mon père avant moi.

     - Les affaires, ça rapporte !

     - Qui gagne de l’argent n’en perd pas !

     - Vous avez raison.

     Elle a hurlé : Trouvé ! Un homme est entré, sans doute le géant barbouillé sur l'enseigne. Il faisait une bonne tête de plus que Guillaume qui pourtant n'était pas petit. Avec ça large comme un tonneau, des mains comme des battoirs de lavandière et des cuisses je ne vous dis pas. La nature l'avait gâté au physique, question volume. Mais côté comprenelle il était du genre à regarder le doigt quand on lui montrait la grande ourse, une brute, un pas fini. Ça se voyait à sa figure.

     - Trouvé, conduis à la grange les serviteurs de Monsieur.

     C'est là que Joseph est tombé de la chaise. Il était étalé de tout son long sur le sol de terre battue, il ne bougeait plus ni pied ni patte. Maria est accouru et s'est penchée sur lui.

     - Maître, maître, qu’avez-vous ?

     - Que veux-tu qu’il ait ? Il est saoul…

     - Non, il est malade. Laissez moi le soulager.

     Elle a mis une main sur sa tête et a prononcé des paroles inintelligibles.

     - Qu’est-ce que tu fais ?

     Guillaume est intervenu.

     - Elle ne vous entend pas.

     - C’est une sorcière ?

     - Non, Madame mais elle a le don.

     - Quel don ?

     - Elle guérit les malades.

     - Fait elle du mal aussi ?

     - Non, seulement du bien. Une fois, oui, une fois, je l’ai vue tarir une fontaine.

     - Une fontaine ? Elle a tari une fontaine ?

     - Oui, une fontaine qui coulait comme mon bras.

     - Et pourquoi ?

     - Pour se venger d’un meunier.

     - Ne me dis pas que cette fontaine faisait tourner un moulin !

     - Si, Madame, un petit. Le meunier avait dit qu’elle faisait crever les vaches et ce n’était pas vrai.

     L'hôtesse s'est signée. D'une voix blanche elle nous a intimés de nous en aller.

     - Aide-moi Trouvé, jetons les dehors ! Je ne loge pas les sorcières moi ! Sortez !

     Le géant avait saisi un énorme gourdin, de ceux dont on écrase les glands dans le chaudron pour nourrir les cochons. Hortense en avait un. Je m’avançais vers lui, hérissais le poil, retroussais les babines et grognais de façon continue sans le lâcher des yeux. Il pâlit. Il paniquait. Il lâcha le gourdin et se rua vers la porte de l'étable. Il s'enfuyait. Je bondis, une détente éblouissante.

     Joseph s'était relevé. Maria et Guillaume le soutenaient. L'aubergiste hurlait à Maria : Dehors possédée et baisse les yeux !

     Nous marchâmes longtemps. Ils tenaient à s'éloigner le plus possible de l'auberge. On ne sait jamais, disait Maria à Guillaume, tu vois pas qu'ils partent à notre recherche... Quand ils ont fini par faire halte, au bout d'un sentier au fond d'une forêt, Guillaume a crié :

     - Aide-moi à l'asseoir, Maria, il va tomber !

     Il maintenait Joseph qui vacillait.

     Maria s'est emportée.

     - Pousse-le, vas-y, qu'il tombe !

     Elle a pris la musette de Joseph, l'a ouverte et elle a jeté des bouteilles au loin, dans les fourrés.

     - Regarde dans ses poches toi.

     Guillaume a sorti une fiole.

     - Jette la !

     - Mais elle est vide !

     - Jette la quand même je te dis !

     Je me tenais à l'écart. J'évitais de me faire remarquer. Je n'aurais pas aimé qu'ils me prennent le saucisson...

 

16.Comment un prophète monte sur Culotte pour se rapprocher du Seigneur.

 

     Ce sont les braiments de Culotte qui m'ont réveillé. J'avais dû manger ce saucisson trop goulument, j'avais eu une digestion difficile. Ma mère me l'avait assez répété : prends ton temps pour manger, fiston, nous sommes fragiles de ce côté là, c'est le point faible de la famille. Je venais juste de m'endormir quand Culotte s'est manifesté bruyamment. J'ai tourné la tête et je n'en ai pas cru mes yeux : quelqu'un était assis sur son dos. Joseph s'est précipité.

     - Descends tout de suite !

     Guillaume et Maria s'étaient levés. L'étranger a écarté les bras et a dit :

     - Frères, sœurs, écoutez-moi !

     - Descends ou je t’assomme ! lui a dit Joseph qui le tenait par le col.

     Il est descendu. C'était un homme entre deux âges, très maigre, le visage émacié, long comme un jour sans pain. Il portait pour tout vêtement un pagne crasseux qui ne dissimulait que fort peu de choses. Je ne lui voyais pas de bagage. Étonnant.

     - Qu'est-ce que tu veux ? lui a demandé Joseph, hargneux.

     - Vous mettre en garde

     - Et contre quoi ?

     - C'est monde de peste et de choléra !

     - Tu oublies la lèpre, a lançé Maria dans un éclat de rire.

     - C'est monde de deuil ! Battez vos charognes ! Satan est roi !

     Guillaume s'est approché de lui et lui a posé sa couverture sur les épaules.

     - Tais-toi. As-tu mangé ?

     - J'ai rongé les os du désespoir jusqu'à la moelle. Le monde est fou !

     - Qu'est-ce que tu faisais sur notre âne ?

     - Je me rapprochais de Notre Seigneur !

     Joseph lui a fait remarquer qu'il aurait mieux fait de monter dans un arbre. Il se serait rapproché davantage.

     Guillaume s’inquiétait.

     - Viens, je vais te donner de quoi t'habiller. Tu vas attraper le mal de la mort. Et puis tu vas manger.

     - Je n'ai pas faim. Les gras baignent dans leur graisse, les maigres en pleurs cherchent pitance.

     Maria a haussé les épaules.

     - Arrête ! Tais-toi ! De quoi parles-tu d'abord ?

     - De misère et de richesse, d'humilité et d’orgueil, de vanité, de suffisance et de famine. Je parle des hommes.

     - Laisse nous, passe ton chemin, va-t-en ! s'est emporté Joseph. Où vas-tu d'abord ?

     - Je vais tordre le coup au nouveau monde.

     - Vas-y tout seul, corbeau de malheur ! Épouvantail !

     - On ne le sait que trop que Dieu a oublié d'être juste ! a soupiré Maria.

     Guillaume n'était pas d'accord.

     - Ce sont les hommes qui font leur malheur, pas Dieu ! Dieu est bon !

     - Le vin est bon, a répondu le fou. Qui a fait l'homme ? Regarde les ! Ils saignent leur mère ! Ils étouffent la terre ! Ils la tuent ! Elle se meurt... Peste et choléra !

     - Tu as encore oublié la lèpre, s'amusa Maria.

      Il se mit à courir sur le sentier. Il se retourna pour nous crier :

     - Le jour du jugement les gras fondront dans les marmites infernales !

     - C'est ça et on attisera le feu avec les maigres !, répondit Joseph.

     - Laisse-le, va, dit Guillaume, il déraisonne...

     Il était parti.

     - La couverture ! Il emporte la couverture ! Joseph avait bondi.

     - Tant pis, dit Guillaume. J'en ai une autre.

     - Un drôle d'oiseau, conclut Joseph. 

 

 17.Comment un moine mendiant nous menace du diable.

 

     C'est un moine qui nous a remis sur le bon chemin. Il avait tout du vagabond: un bâton et une besace, un froc rapiécé qui ne sentait pas la rose, des yeux éteints dans un visage mangé de barbe. Je l'ai reniflé, il sentait la mal vie, les nuits sans sommeil, la solitude, la souffrance et la peur. Il m'a fait pitié.

     Quand Maria lui a demandé la route de Moulins, il s'est d'abord gratté la tête puis il a dessiné sur le chemin, avec un bout de bois, un itinéraire compliqué qui tenait du labyrinthe. C'était à n'y rien comprendre.

     - Nous ne te demandons pas la carte du royaume, a dit Joseph. Juste la direction de Moulins.

      Il a tout effacé du bout du pied et il a dit :

      - C'est facile, prenez à droite au prochain carrefour.

      Ils ont bavardé un moment. Il se disait frère marcheur.

      - En quoi ça consiste ? a demandé Guillaume, intrigué.

      Il a sorti une sébile de sa besace et il est allé l'agiter sous le nez de Joseph.

      - La charité pour le Sauveur !

      Joseph a sursauté.

     - Hein ?

     Il continuait de secouer sa sébile.

    -  Donne, donne, il te sera rendu au centuple !

     - Dans l'autre monde je suppose, a grogné Joseph.

     - Dans le seul monde qui vaille, celui de la vie éternelle.

     - Ainsi tu es frère mendiant, lui a dit Guillaume. C'est dommage mon ami mais n'attends rien de nous. Je le regrette mais nous sommes en chemin depuis des jours et des jours et nous n'avons plus un denier...

     Le moine l'a fixé.

     - As-tu la foi ?

     - Bien sûr.

     - Et tu mens au Seigneur ?

     - Nous n'avons plus rien, a plaidé Maria. Que pourrions nous te donner ?

     Il l'a regardée, égrillard.

     - J'ai mon idée.

     - Oublie-la.

     Guillaume s'est offusqué.

     - Tu n'y penses pas !

     Puis Joseph est intervenu.

     - Continue et tu vas voir si je ne te mignote pas la tonsure!

     - As-tu péché ? a fait le moine à Maria.

     - Un peu...

     - Veux-tu que tes péchés te soient remis ?

     - C'est fait.

     - Il n'est jour sans péché.

     Il a tiré un mauvais parchemin de sa besace.

     - Vois-tu ceci ?

     Guillaume a tendu la main.

     - Qu'est ce c'est ?

     - Le rachat de vos péchés pour un sol.

     - Ainsi tu vends des indulgences ?

     - Je les paie cher. J'erre de jour et de nuit, je jeûne, quelquefois je me traîne à deux genoux sur des lieux. En retour mon ordre m'accorde des indulgences que je négocie. Je sauve le monde.

     - Tu es frère mendiant pèlerin ? a demandé Guillaume.

     - Frère marcheur je te dis. Messager de Dieu. A son service.

     Maria l'a tiré par le froc.

     - Regarde-moi. Lui, elle a montré Guillaume, c'est un saint. Celui-là, elle a montré Joseph, je le garde du péché. Quant à moi, je suis sous absolution jusqu'à Paris. Nous n'avons que faire de tes indulgences.

     Il s'est mis en colère.

     - Tu insultes Dieu ! J'en appelle au prince des ténèbres !

     - Tu blasphèmes le moine, prends garde ! Tu pourrais bien finir pendu !

     - Et c'est péché mortel! a ajouté Guillaume.

     - Laisse, laisse, a fait Maria, s'il pèche, il peut toujours s'offrir une indulgence.

     Et nous sommes partis.

 

 18.Comment Joseph garde ses chaussures, finalement...

 

     On nous avait mis en garde. Il rôdait sur la grand route un homme sans foi ni loi qui dépouillait les voyageurs. Condamné à être pendu, il avait réussi à s'échapper la veille de l'exécution en soudoyant son geôlier. Une véritable foule attendait la pendaison. Ils auraient tout cassé, il leur fallait un pendu. Alors on avait pendu le geôlier. Ils avaient été contents, un peu déçus tout de même : le condamné était radieux, il courait vers gibet, le bourreau plus tout jeune avait du mal à le suivre. Du jamais vu. On finit par avoir le fin mot de l'histoire.

     Le geôlier était un pauvre bougre qui enfant,avait été assommé d'un coup de masse. Son père était forgeron, lui jouait dans un coin de la forge. L'outil s'était démanché... Ce sont des choses qui arrivent.

     Il ne s'en était jamais remis. C'était une brute épaisse qui passait de longues heures accroupi devant sa cheminée, intrigué et fasciné par les flammes. Il n'avait jamais fait le rapport entre le bois et le feu et quand, faute de combustible, le feu s'éteignait, il soufflait.

     Le condamné se vantait de ne pas craindre la mort. On pouvait bien le pendre, aucune importance. Plutôt un bon moment à passer à ce qu'on disait.

     Le geôlier n'en revenait pas. Il en avait vu passer pourtant, des condamnés... Ils se tordaient les mains, pleuraient, suppliaient... Celui-là s'en moquait.

     - C'est que j'ai un don que mon père m'a transmis. Tu me laisses partir et je te le donne. Tu as ma parole.

     Et d'expliquer qu'il était déjà mort à plusieurs reprises et que chaque fois il était revenu à la vie. Il avait été tour à tour homme, femme, riche, pauvre et même roi pendant deux jours.Mais là ça ne l'arrangeait pas de mourir, il avait une affaire à régler, ça ne pouvait pas attendre.

      - Il s'agit de l'honneur d'une dame tu comprends ?

      Un pâle rayon de soleil perça un instant les brumes épaisses de ce qui tenait lieu de cerveau au geôlier. Il allait peut-être cesser d'avoir mal à la tête. Il ouvrit la cellule.

      Le geôlier avait rendu l'âme mais l'évadé courait toujours.On le voyait partout ! Pas un village où il n'ait volé des poules. Tant qu'il s'en tient aux poules... disait Maria. Pas un voyageur qui ne connaisse quelqu'un dont la belle sœur de la tante ou le neveu du cousin de l'oncle par alliance avait été dépouillé. Il volait surtout pour manger. Un malheureux... disait Guillaume. Seul Joseph était sans pitié. Il faut l'attraper et le pendre ! Il a tué sa mère ! A ce qu'on dit... le rabrouait Maria. D'autres disent qu'il a volé un pain. Et d'ajouter avec un regard en coin à Joseph : il faisait peut-être de la fausse monnaie.

     - On t'a raconté des sornettes ma fille ! C'est un assassin ! Mais il ne me fait pas peur à moi ! Qu'il y vienne !

     Et de bomber le torse en brandissant son bâton. On l'accusait, ce hors-la-loi, d'avoir eu des rapports intimes avec une mule consentante, d'avoir volé des ornements sacerdotaux pour se déguiser le jour des fous... D'autres disaient qu'il troussait les bigotes et qu'il fallait le décorer. C'était selon.

     Là où les témoignages semblaient concorder, c'était la description qu'on en faisait. Un petit homme, presque un nain, large d'épaules, borgne et vêtu de loques rouges, de ce qui avait été un uniforme de fantassin, flétri d'une fleur de lys à l'épaule.

     Nous ne l'avions jamais vu mais on nous en avait si souvent parlé de ce bandit du grand chemin qu'il nous était devenu familier. Tellement familier que nous l'avions oublié jusqu'à cette sombre matinée du mois de juin.

    Joseph était à la traîne. Il devait boire en douce, comme d'habitude... Soudain il a poussé un grand cri. Un homme avait jailli des fourrés qui bordaient le chemin et avait sauté sur lui. Il le maintenait allongé sur le sol et le menaçait d'un couteau.

     - Reste tranquille ou tu es mort ! Tu as mon couteau sur la gorge ! Ne bouge pas, il y va de ta vie !

     Guillaume et Maria se sont regardés, affolés. Ils sont revenus sur leurs pas mais se sont tenus à distance. J'ai entendu rire Culotte. Un rire mauvais. Culotte n'aimait pas Joseph. Il parlait beaucoup trop bâton quand il aurait fallu parler carottes.

     J'entendis Joseph demander :

     - Qu'est ce que tu me veux ?

     - Tout, je veux tout ! répondit l'homme. A manger, votre argent et tes bottes !

     - De l'argent nous n'en avons pas... intervint Maria. Mais donnez-lui vos bottes, Joseph.

     - Oui, qu'il prenne tes bottes, tu mettras mes sabots, ajouta Guillaume.

     C'était tout mon Guillaume, ça. Il aurait donné ce qu'il n'avait pas, Hortense le lui avait assez reproché.

     - Ne criez pas, ne bougez pas ou bien cet homme est mort. Les gens de votre condition ne voyagent pas sans argent !

     - Notre condition n'est guère meilleure que la tienne : un vieillard, un berger et moi pour les servir. 

     - Je vais vous égorger tous les trois.

     Guillaume s'approcha de lui à le toucher.

     - Tu serais maudit, Dieu nous aide.

     - Recule ou je le tue ! Dieu se moque de vous comme de moi. Assez parlé, votre argent !

     - Puisqu'on te dit que nous n'en avons pas. Nous sommes des pèlerins, juste de pauvres pèlerins.

     Je n'avais pas perdu de temps. J'avais sauté dans le fossé, j'avais contourné le misérable et maintenant j'étais derrière lui. J'allais le mordre au sang, il lâcherait Joseph. J'hésitais entre le gras de la cuisse et le mollet. Je l'observais.

     Il était de taille moyenne, plutôt frêle, une abondante chevelure rousse lui tombait sur les épaules et il avait ses deux yeux. Je pensais : ce n'est pas lui.

     Et je vis la fleur de lys.

     - Amen ! Arrête !

     Guillaume avait crié.

     Alerté l'homme tourna la tête.

     - Viens-y, viens-y que je t'écorche ! me dit-il en me montrant son couteau.

     Il maintenait toujours Joseph allongé. C'était raté.

     - Amen, ici !, dit encore Guillaume. J'obéis.

     D'un geste de la main il m'envoya rejoindre Culotte qui broutait tranquillement à distance.

     Je m'étonnais :

     - Tu as le cœur à manger ?

     - Cela ne me concerne pas.

     - Tout de même...

     - Cet homme me conduirait chez le boucher en sifflotant. Tu voudrais que je m'inquiète pour lui ? A bon chat bon rat 

     Je vis Maria fouiller dans la musette de Guillaume. Elle en sortit un crucifix.

     - Tiens, Guillaume, bénis-le ! Qu'il ne soit pas damné s'il vient à nous tuer ! C'est un pauvre homme, il souffre, bénis-le !

     Le hors-la-loi haussa les épaules et eut comme une moue de colère.

     - Assez de simagrées ! Qu'est ce qu'elle veut bénir celle-la ? Et puis qui est-il pour bénir ?

     Guillaume balbutia :

     - Dieu m'envoie et Dieu m'aide.

     - Bénis-le je te dis, insista Maria.

     Guillaume lui posa une main sur le front.

     - Au nom du père, du fils

     - Retire ta main ! Arrête ! Tais-toi ! Tu es d'église ?

     - Je ne suis rien.

     L'homme s'était redressé et se retirait à reculons.

     - C'est bon, c'est bon... Gardez tout ! Gardez votre argent, vos chaussures et vos bénédictions ! Je m'en vais...

     - Prends au moins ses chaussures, dit Maria.

     - Tais-toi !

     - Prends ses chaussures je te dis !

     - Joseph s'était assis.

     - Laisse ! Puisqu'il te dit qu'il ne les veut pas !

     On entendit l'homme crier :

     - J'aurais dû vous estourbir d'abord.

     Il entra dans la forêt.

 

19.Où Joseph a le malheur de tousser.

 

     Je voyais bien que Joseph avait une idée derrière la tête. Chaque fois que nous étions passés devant une auberge, il avait refusé de s'arrêter.

     - Marchons encore un peu, il disait, chemin fait n'est plus à faire.

     Il n'était pas aussi vaillant d'habitude, il s'en fallait. La nuit était tombée quand nous sommes arrivés au carrefour.

     - Je n'irai pas plus loin, a décrété Maria. Nous dormirons ici! J'espère que nous ne serons pas trop dérangés... Je ne suis pas tranquille. J'aurais préféré l'auberge. Mais bon... C'est autant d'économisé et je vais pouvoir me coucher tôt pour une fois.

     - Les auberges, a expliqué Joseph, j'en ai soupé. Il faut me comprendre : c'est trop de promiscuité. Un homme de mon âge a besoin d'intimité, de quant à soi. Certes, jeune, il m'est arrivé d'y faire de belles rencontres. Aujourd'hui, j'ai plus de chances de me réveiller avec un couteau sous le nez qu'avec une jolie fille.

     - J’aurais dormi plus tranquille à l'auberge, insista Maria.

     - Tu as raison, concéda Joseph. Il passe trop de monde et cette route n'est pas sûre. Je propose que nous ne dormions pas ensemble. Ainsi pourrons nous nous prêter assistance en cas de malheur. Guillaume, installe-toi là-bas, dans ce taillis. Je vais dormir ici et Maria près de moi.

     - Et votre intimité alors ? s'est amusée Maria.

     - Toi c'est pas pareil, lui a répondu Joseph.

     - N'y comptez pas.

     - Comment n'y comptez pas ? Nous voyageons ensemble non ?

     - Nous voyageons ensemble mais je n'ai pas le goût de la gaudriole ce soir. Nous ferons nuit à part.

     - Nuit à part ? Mais tu m'as dit

     - Je suis fatiguée, Joseph. Je suis moulue. J'ai besoin de repos.

     - Tu m'as raconté des balivernes, tu m'as traité comme un enfant ! Jusqu'à ce que le mort nous sépare hein ?

     Guillaume est intervenu.

     - De quoi parlez-vous?

     - Cette garce s'est engagée à vivre avec moi dès notre retour à Montialoux et maintenant

     - Je n'ai rien promis, a dit Maria.

     - J'ai compris, s'est emporté joseph. Tu sauras qu'on ne me roule pas dans la farine, moi ! Vous irez à Paris tout seuls. Je retourne à Montialoux !

     Furieux, il est allé s'installer de l’autre côté du chemin.

     - C'est vrai ? a demandé Guillaume.

     - Je n'avais pas le choix, il nous aurait abandonnés depuis longtemps, lui a répondu Maria.

     Ils ont partagé quelques provisions et se sont installés pour la nuit.

     Je les ai sentis avant de les voir. Je me suis tu, ils étaient nombreux et nous auraient fait un mauvais parti si leurs intentions n'avaient pas été bonnes. Il valait mieux qu'ils ne se doutent pas de notre présence, ils passeraient leur chemin.

     L’inquiétant c'est qu'ils portaient des fléaux et des faux... Un manchot tenait une lourde masse de forgeron et un colosse qui m'a rappelé le demeuré de l'auberge « au Petit Poucet » avait une hache sur l'épaule. C'était des paysans, de ceux qu'on voyait tous les jours labourer leurs champs ou conduire leurs attelages. Ils étaient méfiants d'abord puis accueillants et cordiaux. Maria leur reprochait de nous faire bonne figure à cause de nos sous.

     - Ils ne sont pas riches, répliquait Guillaume, il faut les comprendre. Ils manquent de tout...

     - Et moi donc ! commentait Joseph.

     J'écoutais.

     - Le mieux sera de les attendre à la croix de fer. Nous abattrons un arbre comme la dernière fois, il faudra bien qu'ils s'arrêtent.

     - Et s'ils n'y passent pas ?

     - Ils y passeront, Pierre me l'a assuré.

     - Qui c'est ce Pierre ?

     - Leur cocher. Il est des nôtres.

     - Est-il de confiance ?

     - De confiance ? Le fils de ma sœur ? Si lui n'est pas de confiance !

     - A quelle heure ?

     - Cinq heures, peut-être six, pas avant.

     - Et où vont-ils ?

     - Qu'importe où ils vont ! Ils s'enfuient ! Mais ils n'iront pas loin.

     - Cette fois les rats quittent le navire !

     Il s'est tu brusquement et a fait signe aux autres d'écouter.

     Joseph avait toussé.

     C'est par là, a murmuré le manchot.

     Ils sont entrés dans le taillis.

     Joseph a crié.

     J'hésitais sur le parti à prendre. M'approcher ? Je redoutais un coup de faux. Une faux, surtout emmanchée à l'envers, c'est difficile à parer. C'est un coup à se faire étriper.

     Aboyer ? Ça n'aurait servi à rien. Guillaume et Maria étaient réveillés et ils observaient la scène, dissimulés par les buissons.

     Maria m'a fait signe de me tenir coi. Bon.

     Culotte dormait debout à un jet de pierre, attachée à un pin.

     Ils sont revenus sur le chemin en poussant Joseph devant eux.

     J'entendis un bègue dire :

     - C'est un mou... c'est un mou... c'est un mouchard !

     - Peut-être pas, lui répondit le manchot qui semblait être le chef.

     Il se tourna vers Joseph.

     - Qui es-tu ?

     - Je suis de Montialoux.

     Ils se mirent à parler tous à la fois.

     Puis le colosse prit sa hache à deux mains et la planta violemment dans une souche.

     -  Voyez-moi ça, dit-il. Ça n'a plus de nom. Il nous sert le nom de son maître !

     Il l'imita, sans doute en faisant des grimaces car je les entendis rire.

     - Je suis de Montialoux... Ah tu es de Montialoux ? Et bien tu vas mourir !

     Il avait repris sa hache.

     - Il faut le ju... le ju... le juger, dit le bègue.

     Mais le manchot asséna un grand coup de masse sur le dos de Joseph qui tomba à genoux. Puis nous vîmes briller l'acier de la hache sous le peu de lune qui éclairait la scène.

     - Non, dit Maria.

     - Là, deux oreilles de moins ! Il était courageux celui-là !

     - Il lui a tranché la tête, murmura Guillaume et il se mit à pleurer.

     Le bègue avait pris Joseph par les pieds et s’efforçait de le tirer vers le fourré.

     - Laisse-le là, qu'ils le trouvent, dit le manchot. Savez-vous que ce comte de Montialoux a enfermé un homme et un bœuf pour savoir lequel crèverait de soif et de faim le premier ? Il faisait des paris !

     - Qui a ga... ga… gagné ? demanda le bègue.

     - C'est l'homme. 

     - Mais on le dit bon maître, il traite bien ses gens, dit un autre.

     - C'est un chien, grinça le colosse. Rappelle toi cela : ils ont beau coucher les oreilles et remuer la queue, ils restent des chiens !

     Ils avaient repris leurs outils. Ils s'éloignaient.

     Guillaume s'est précipité.

     - Attends ! lui a crié Maria.

     Il s'est penché sur Joseph.

     - Pourquoi ? Mais pourquoi ?

     Maria avait roulé les couvertures. Elle a couru vers Culotte.

     - Viens, Guillaume, on s'en va ! Vite ! Ils vont revenir !

     - Non va, ils ne reviendront pas. Il faut aller chercher un prêtre et l'enterrer !

     - Partons, allons-nous en ! a insisté Maria. Il nous faut partir d'ici tout de suite !

     Elle a couru vers Culotte.

     Nous avons suivi un sentier qui s'enfonçait dans la forêt. Maria tirait Culotte et marchait vite. Puis nous avons entendu courir derrière nous. J'ai vu apparaître une silhouette. J'ai hérissé mon poil, retroussé mes babines, grogné rauque. Je me préparais à bondir. C'est lui ou toi, je me disais. C'était Guillaume.

     - Qui c'étaient ces gens, Maria ?

     - Sans doute de ces paysans dont ils parlaient hier à l'auberge.

     - De ceux qui tuent les nobles ?

     - Oui, des Jacques, c'est comme ça qu'on les appelle.

     - Et ce Montialoux, qui c'est ?

     - Un comte.

     Maria pleurait.

     - Dis, Guillaume, où tu crois qu'elle est, cette croix de fer ?

     - Qui sait... Peut-être devant nous, peut-être derrière nous.

     - Pourvu qu'elle soit derrière nous...

     Ensuite ils ont parlé de Joseph, longtemps.

     - Je lui ai joint les mains et j'ai glissé mon crucifix entre ses doigts, a dit Guillaume. Il est parti si vite... Il n'a pas eu le temps de se préparer... Je ne voudrais pas qu'il soit mal reçu là-haut... Un crucifix c'est un petit quelque chose, c'est mieux que rien...

     Maria n'a rien répondu.

 

20.Comment Culotte devient Absolvo.

 

      Nous l'avons rattrapé sur le chemin. Il n'avançait pas vite. Il boitillait en s'aidant d'un bâton. Dès que nous l'avons rejoint, il s'est mis à boiter carrément. Puis il a poussé un soupir à fendre l'âme et s'est laissé tomber sur le sol.

     C'était un petit homme tout de noir vêtu et tonsuré.

     Guillaume, toujours en souci de son prochain, s'est précipité vers lui et a voulu l'aider à se relever.

     - Laisse mon fils, mes jambes disent non, je dois me reposer.

     - Vous êtes prêtre ?

     - Je suis le curé de cette paroisse et Dieu et moi savons combien elle est étendue.

     - Vous êtes fatigué ?

     - Mes jambes ne me portent plus... C'est que je cours toute la journée d'un village à l'autre. Les inhumations me tuent !

     - Vous venez de célébrer un enterrement ?

     - Certes et pour un que j'enterre deux entrent en agonie...

     - Vous visitez les malades ?

     - J'apporte l'extrême onction aux mourants mon fils, c'est mon travail. Tu connais l'adage ?

Tout paysan voudrait pour fils

curé nourri à ne rien faire ?

      Il ne faut pas s'y fier ! C'est mensonge... Ce n'est pas une profession de tout repos ! Tous ces sacrements !

     - Tout de même, Monsieur le curé, pour les mariages, pour les communions, ce sont les fidèles qui se déplacent.

     - Oui, même pour les baptêmes. Heureusement. J'en ai largement de reste avec ceux que Notre Seigneur rappelle auprès de lui. Je ne cesse de courir d'un village à l'autre avec mon saint sacrement.

     Il a jeté un coup d’œil à Culotte et il a grimacé de douleur.

     - Qu'avez-vous ?

     - Rien de grave mon fils. Juste une crampe. Ça va passer. Va ton chemin, je ne veux pas te retenir. Tu as sans doute d'autres soucis qu'un vieil infirme de prêtre.

     Et il s'est retrouvé juché sur Culotte, comme de bien entendu.

     Il habitait un gros bourg, Boisenfeuille. Il était prêtre et sabotier.

     - Bien obligé.. Prêtre, ça ne nourrit pas son homme. Aussi quand il ne m'en meurt pas une douzaine, je fais des sabots.

     Il nous a hébergés pour la nuit dans la masure qu'il habitait près de l'église.

     Il allait et venait, il ne tenait pas en place, soudain alerte, presque vif. Visiblement, il allait mieux.

     - Les mourants, il expliquait, je ne peux pas dire qu'ils me fassent de la peine. C'est notre sort à tous, n'est ce pas ? Et puis j'en ai tellement vu, je me suis habitué. Non, ce qui me chagrine, c'est que je vais devoir retourner, parfois à l'autre bout du pays, les mettre en terre.

     Avant j'avais Lancelin. C'était un âne de tout repos, il avait bon caractère. Je l'avais appelé Lancelin, du nom d'un bedeau, paix à son âme, qui m'avait fait des misères. Un abruti qui confondait la mitre et la myrrhe... Ce n'était pas charitable mais ça me faisait plaisir. On me l'a vendu à l'encan mon Lancelin. Un sans Dieu l'a eu pour trois fois rien.

     - Mais pourquoi ? a demandé Maria.

     - C'est que vois-tu ma fille, je suis un homme bon. La misère me pèse. J'ai secouru une pauvre veuve. Elle m'est devenue chère. Oh en tout bien tout honneur ! Je connais mes devoirs.

     - Et alors ?

     - Et alors les mauvaises langues ont parlé. C'est arrivé aux oreilles de Monseigneur. C'est un homme sévère, juste mais sévère. Qu'on me vende cet âne, marcher à pied lui rafraichira le vœu de chasteté... Voilà ce qu'il a dit, et ils me l'ont pris...

     - Et votre... amie, vous la voyez toujours ?

     - Comment veux-tu ma fille ? Bien sûr que non... Elle habite trop loin... Avec Lancelin, c'était possible. De temps en temps... A pied c'est impensable. Les devoirs de mon office suffisent à me rendre malade. Non, j'y ai renoncé.

     - Votre évêque a fait vendre votre âne, c'est entendu. Mais vous a-t-il fait savoir que vous ne deviez pas vous en procurer un autre ?

     - Non, à vrai dire non. Il n'a pas dû y songer...

     - Achetez-nous notre âne, Monsieur le curé ! a suggéré Maria.

     Et voilà comment, pour deux livres, deux sols et une paire de mauvais sabots pour Guillaume, Culotte est devenu la propriété de Monsieur le curé de Boisenfeuille.

     C'était bien payé.

     Il cachait son argent dans un vieux bol, derrière une pierre de l'âtre.

     - Ce sont mes maigres économies... Une vie de labeur et de privations, voilà ce qu'il en reste... Toute une vie dans un bol... Parfois je me demande pourquoi. La peur de manquer sans doute.

     Le matin je suis allé faire mes adieux à Culotte. Ce n'était pas un mauvais bougre cet âne, tout compte fait. Je m'étais habitué à lui et je l'aimais bien.

      - Paris c'est fini pour toi ! Tu es content ?

     - A vrai dire, je me fais du souci...

     - Ça a l'air d'un brave curé. Tu seras bien traité. Tu pouvais plus mal tomber.

     - Oui, et puis petit et maigrichon comme il est, il pèse à peine un sac d'avoine. Non, ce que je me demande c'est comment il va m’appeler...

     - Il ne peut pas t'appeler culotte, c'est sûr. Ce serait mal venu de la part d'un homme d'église.

     - Peut-être Dagobert ? Avant je m'appelais Dagobert, ça sonne bien Dagobert.

     Nous avons entendu parler. Maria et Guillaume sont entrés dans l'écurie minuscule où Monsieur le curé logeait son âne. Maria a embrassé Culotte sur le nez. Guillaume l'a caressé, pensif.

     - Sais-tu comment tu vas t'appeler ? Absolvo. C'est du latin. Ça veut dire je te pardonne. Tu as failli t'appeler Lancelin, toi aussi. Mais cette nuit Dieu a inspiré monsieur le curé et lui a soufflé Absolvo.

     - Ce ne serait pas plutôt le diable qui l'a inspiré ? a demandé Maria. Un clin d’œil à son évêque sans doute. Il a bien fait. Moi les évêques...

     - C'est prendre des risques, a dit Guillaume.

     Ils sont partis.

     - J'aurais préféré Lancelin, m'a glissé Culotte, c'est un nom de chrétien. Absolvo, je vais avoir du mal à m'habituer.

     - Qu'est-ce que tu veux, je lui ai répondu, l’homme propose, Dieu dispose...

 

 21.Où Guillaume ferait bien un miracle.

 

      Maria ne voulait plus jouer à la bête à deux dos. Elle avait comme une lassitude... Elle avait bien essayé de mendier mais les gens lui faisaient honte : tu as deux bras et deux jambes ma fille, sans parler du reste ! Travaille ! Ce n'est pas l'ouvrage qui manque.

     Elle soupirait : il faudrait être infirme...

     Pendant plusieurs jours ils ont payé les auberges avec l'argent qu'avait rapporté la vente de Culotte. Il leur est bientôt resté juste de quoi se nourrir. Il a bien fallu dormir dehors...

     Chaque soir donc, nous prenions un chemin qui s'éloignait de la route principale, nous le suivions sur la moitié d'une lieue et nous faisions halte derrière un rideau d'arbres, un talus, une ruine. Nous nous dissimulions de notre mieux.

     Cette nuit là des voix nous ont réveillés.

Sanctus Gauvinus

Ora pro nobis

Sanctus Thimotus

Ora pro nobis

     Ils venaient du village tout proche en psalmodiant les litanies des saints. Ils étaient une dizaine qui marchaient dans la nuit en portant des torches. Ni croix ni bannières. Parmi eux quelques pénitents allaient le dos nus et d'autres les suivaient en les fouettant.

Sancta Mathilda

Ora pro nobis

Sancta Luchia

Ora pro nobis

Sancta Malvisa

     La psalmodie ne cessait pas.

     Ils ont fini par s'éloigner et la boiteuse est arrivée. Elle s’efforçait de les suivre mais son infirmité la retardait. Elle peinait sur le chemin. Maria a couru l'arrêter.

     - Ma sœur je t'en prie, écoute-moi, que se passe-t-il ?

     - C'est une procession, tu le vois bien !

     - Je n'ai pas vu de prêtre ? s'est étonnée Maria.

     - Il est mort, a répondu la boiteuse.

Guillaume est intervenu.

     - Ce n'est pas régulier. Dieu

Elle l'a interrompu.

     - Et de nous faire crever à tour de bras, c'est régulier ? Laisse-le où il est ton Dieu. Nous, on s'adresse à nos saints.

     - Mais pourquoi en pleine nuit ? a demandé Maria.

     - En plein jour, ça ne sert à rien. On en a fait des dizaines de processions. Ils ont pensé que la nuit ils nous écouteraient. S'ils ne nous entendent pas cette fois, c'est la fin.

     - La fin de quoi ? Qu'est ce qui vous arrive ?

     - La peste ma fille. La peste noire s'acharne sur nous. Il me reste un seul fils, j'en avais quatre. Mon homme, mes parents... Les maisons se vident les unes après les autres. Ils avaient regroupés les malades de force le mois dernier, ils les avaient enfermés dans le donjon, et bien ils ont tous morts, même les gardes! Pas un n'en a réchappé ! Allons, il me faut les rejoindre ! C'est qu'avec ma patte folle, je ne marche pas vite...

Guillaume s'est avancé.

     - Attends, je vais parler à Dieu, je vais lui parler de vous !

     - Oui, c'est ça, parle lui de nous, il a l'habitude...

     - Mais c'est que je l'ai vu Dieu, moi. Il m'écoutera ! s'est écrié Guillaume.

     - Tu l'as vu ?

     - Il m'est apparu.

     - Est-ce vrai ?

     - Sur mon âme.

     - Mais alors, mais alors tu peux faire un miracle ?

     - Un miracle ? Non...

     - Mais si, tu le peux ! Si tu as le pouvoir de voir le Christ, tu peux nous guérir !

     Elle a hurlé :

     - Arrêtez ! Arrêtez-vous ! Revenez !

     Elle a essayé de courir sur le chemin.

     - Il fait des miracles ! Il va nous sauver ! Dieu lui apparaît ! C'est un saint ! Revenez ! Il va nous guérir !

     Maria s'est mise en colère. Elle a couru chercher les sacs et les couvertures.

     - Tu es fou ? Qu'est ce qui t'a pris ? Viens, partons, allons nous en ! Ils vont revenir et t'arracher la langue pour avoir prétendu que Dieu t'était apparu. Ou bien ils te diront sorcier et ils te brûleront !

     Nous sommes partis dans la nuit.

     - Je voulais les aider, juste les aider... a essayé de se justifier Guillaume. Tous ces morts... Dis, Maria, tu crois que je pourrais faire un miracle ?

     - En tous les cas si on arrive jusqu'à Paris sains et saufs, ça en sera un de miracle !

 

 22.Où un lépreux dit des fadaises à un arbre.

 

     Je me souviens d'une autre nuit. Nous approchions de Nemours. Je n'étais pas inquiet mais j'étais sur mes gardes. Je savais qu'une branche qui craque, la nuit, en pleine forêt, c'est naturel. J'avais l'habitude. Les forêts, des milliers d'animaux y vivent. Ils s'y cachent de l'homme pendant le jour et la nuit ils sortent pour manger, pour s’aimer, pour vivre... C'est habité une forêt, on ne croirait pas ! Il s'y passe toujours quelque chose dès qu'il fait noir. Quand ce n'est pas au ras du sol c'est dans les arbres. Ça crie, ça se poursuit, ça passe, ça repasse, ça vous frôle, ça s'appelle... Alors forcément quelquefois des branches craquent. Dans une forêt c'est quand tout se tait qu'il faut se méfier.

     Cependant je devais être vigilant. Maria et Guillaume me faisaient confiance. Je veillais sur eux.La veille nous avions longtemps marché avant d'aller nous cacher dans la forêt. Ils avaient fait un petit feu entre quatre pierres, avaient mangé sur le pouce et j'avais eu ma part. Maintenant ils dormaient côte à côte enroulés dans leurs couvertures. J'écoutais. Quelqu'un marchait.

     Question flair, je dois le reconnaître, je ne suis pas très performant. Il me faut des odeurs fortes, des pistes fraîches... Mais mes oreilles ne m'ont jamais trahi. Je ne le voyais pas, je ne le sentais pas non plus mais oui, quelqu'un marchait. Et puis il a parlé.

Lèpre m'a pris,

Dame mauvaise

Pourtant mandée par le Seigneur

Que nous portons tous en nos cœurs.

Je serre dents et poings

Au Sauveur j'en appelle,

De trop curer mon nez

Les doigts me sont tombés,

Lèpre m'a pris.

Lèpre m'a pris

Graine mauvaise,

J'aimais les fleurs et le printemps,

Enfant je courais dans les champs.

Je me soumets. Pourtant

Aux élus j'en appelle,

Pourquoi de trop sentir

Mon nez est-il tombé?

Je ne sais plus courir

Mais toujours me rappelle

Lèpre m'a pris.

     Il s'est tu et je l'ai entendu s'éloigner. Maria a murmuré :

     - Guillaume, y a quelqu'un.

     - Tais-toi.

     - Y a quelqu'un je te dis...

     Je le voyais. Il était à genoux et il regardait dans un arbre, devant lui.

     -  Qu'est-ce que c'était ? a demandé Maria.

     - Je ne sais pas, a répondu Guillaume. On dirait quelqu'un qui prie. Ce doit être un gibet. On ne l'a pas vu hier, il faisait nuit... Il prie au pied d'un gibet.

     - C'est juste un arbre, un arbre sec. Pas un gibet !

     Il s'est remis à parler :

Lèpre m'a pris

Graine mauvaise,

A votre fils Dame du ciel

En votre bonheur éternel

Dites que même si

Par le passé j'ai un peu trop

Joué à la bête à deux dos,

Il me laisse mon étendard

Comme une torche dans le noir,

Qu'il me permette d'oublier

Qu'enfant encore tout benêt

Lèpre m'a pris.

      Il s'est mis debout. Il s'en allait. Le jour commençait à se lever et je le voyais un peu mieux. Il portait un drôle de chapeau un peu comme une mitre d'évêque et il était enveloppé dans une grande cape.

     - Qu'est ce que tu crois qu'il y a dans cet arbre ? a demandé Maria.

     - Qu'est-ce que tu veux qu'il y ait ? lui a répondu Guillaume. Encore un fou, ce n'est pas ce qui manque...

     Le bruit tout proche d'une crécelle nous a fait sursauter tous les trois. Il est sorti de l'ombre. Il était à deux pas de nous. Je ne l'avais pas entendu arriver, je ne l'avais pas senti ! J'avais honte ! Hortense avait bien raison, comme chien de garde je ne valais pas grand chose...

     - N'ayez pas peur. Je ne vous veux aucun mal.

     Il brandissait sa crécelle.

     - Ne m'approchez pas. Je souffre du mal maudit.

     - Qu'est-ce que tu as ? Lui demanda Maria.

     - La lèpre, ma sœur.

     Il disait vrai. Je ne lui voyais pas de nez.

     - Je ne voulais déranger personne. Je me croyais seul. Je rendais juste un dernier hommage à un proche.

     Maria s'est affolée.

     - De qui tu parles ? Où il est ?

     - Calme-toi. Tu ne crains plus rien de lui. Il est mort. 

     - Qui ?

     - Le crucifié, là-bas, dans l'arbre.

     - L'arbre sous lequel tu t'es agenouillé ? lui a demandé Guillaume.

     - Tout juste.

     - Qui l'a crucifié ?

     - C'est moi.

     - Toi ?

     - Oui, moi.

     Il a ri.

     - Il n'a pas voulu se crucifier tout seul.

     - Tu es fou !

     - Non, c'était mon frère. Ils ne m'ont pas laissé le choix. J'ai une famille. Ils nous auraient tous massacrés. Ils n'auraient pas fait de quartier.

     - Qu'est-ce qu'il avait fait ?

     - Il avait bu à leur fontaine. Il avait le mal aussi. Il n'avait plus de doigt. Quand ils l'ont pris il leur a parlé d'amour. Un vrai prêche de curé.

     Il a ri.

     - Il était simple et il croyait les autres aussi simples que lui. Je vous aime il leur disait, je vous aime. Et il leur tendait sa main sans doigt.

     Guillaume a secoué la tête.

     - Et tu es venu lui dire des fadaises ?

     - Ce n'étaient pas des fadaises. C'était un poème.

     - Un quoi ?

     - Des vers.

     - Tu sais lire ?

     - Non, je ne sais pas lire. Je les ai entendus si souvent ces vers que je les ai retenus.

     - Où tu les as entendus ?

     - Mon père les disait.

     - Il était troubadour ton père ?

     - Non, il était lépreux.

     Il s'est éloigné à reculons.

     - Je vous souhaite une bonne fin de nuit.

     - Allons-nous en, a dit Maria. Pourvu qu'il y en ait pas d'autres..

     - D'autres lépreux ?

     - Non, d'autres crucifiés...

     Et nous avons rejoint le grand chemin.

 

23.Comment N'a qu'un œil, Trois pieds et Brèche-dent nous prennent en charge.

 

     Les dernières étapes furent les plus pénibles. Il n'était plus possible de dormir dehors. On n'était en sécurité nulle part. Les voyageurs se regroupaient et se cotisaient pour payer des soldats pour les protéger. Mais ces soldats eux-mêmes n'étaient pas toujours fiables. Ils volaient souvent ceux dont ils avaient la charge. Les monastères, pillés, avaient fermé ce qui restait de leurs portes. Les rares hôteliers qui n'avaient pas fui faisaient payer d'avance. Ils avaient majoré leurs prix et refusaient du monde. Des hordes de déserteurs rodaient qui pillaient les villages. Les paysans s'étaient constitués en milices et en tuaient le plus possible. Les écorcheurs se vengeaient en incendiant leurs fermes.

     Il fallut bien trouver de l'argent. Maria reprit son métier mais la concurrence était rude. Ce fut difficile.

     - Nous n'arriverons jamais, disait souvent Maria, découragée.

     C'est là que je fis des miennes.

     Trois soldats visiblement pris de boisson jouaient aux dés près d'une fontaine. Ils tenaient des discours d'ivrognes et ne firent pas attention à moi. Ils sentaient fort la crasse et le cuir mouillé mais ce qu'ils sentaient surtout c'était la charcuterie. Ils avaient sans doute fait main basse sur quelque garde-manger. J'avais repéré une musette à côté d'une masse d'arme et je la reniflais discrètement, de tout près. Je vis la mortadelle.

     Ce fut plus fort que moi. Je m'en saisis et je m'enfuis.

     La pique se ficha dans le sol à un pied devant ma tête. J'entendais hurler des jurons, on me poursuivait. Maria apparut et s'interposa. Le soldat la repoussa violemment avant de s'arrêter, stupéfait.

     J'entendis :

     - Maria !

     Il était de Montialoux !

     Il s'appelait Clovis Agnelet, dit N'a qu'un œil. Il était borgne. Mal tombé d'une charrette avant même de savoir marcher. Il ajoutait : ça commençait bien... Saoulé un jour de foire à Chanac par un sergent recruteur, il s'était retrouvé enrôlé dans l'armée royale. Il disait :

     - La piétaille, c'est payé à coups de pied au cul. Ça se nourrit sur l'habitant, en temps de guerre comme en temps de paix. Autrement dit ça crève de faim. Ça dort à la belle étoile, par tous les temps. Et ça n'a pas part au butin. Le droit à rien, juste à mourir. On ne m'y reprendra pas ! Il faudrait naître chevalier, ceux-là n'ont que des avantages, la haute solde, les putains, les honneurs et une armure ! Mais pour être chevalier il ne faut pas s'appeler Agnelet...

     Plus tard, il nous a raconté sa bataille, la seule à laquelle il ait participé.

     - Ils étaient des centaines avec des chevaux, des épées et des armures ! Ils se sont jetés sur nous en hurlant. Quand leurs piétons sont arrivés il restait personne. Moi, j'avais une pique ébréchée. J'enfilais des Notre Père et j'essayais de me cacher sous les morts. C'était l'enfer du catéchisme. Quand Brèche-dent est venu vers moi, j'ai jeté ma lance et il m'a fait prisonnier. Je marchais devant lui. Il me frappait de temps à autre avec le manche de sa pique pour la vraisemblance. On a traversé le carnage. Arrivés dans son camp, les nôtres ont attaqué. Alors on a changé. Il a marché devant. C’est moi qui l'ait fait prisonnier. C'est comme ça qu'on s'en est tirés. On les a laissés se débrouiller...

     - Je croyais qu'ils ne faisaient pas de prisonnier..., s'est étonné Guillaume.

     - Tant qu'il y aura des latrines à creuser, il se fera des prisonniers, a répondu N'a qu'un œil. Les prisonniers, ça sert à ça.

     - Et après ? a demandé Maria.      

     - Après on a rencontré Trois pieds et on a fait équipe. On s'est mis à notre compte. Soldats servants ou escorteurs, c'est selon. On se vend au plus offrant. Un jour on défend un comte contre des paysans, le lendemain on tend une embuscade au comte et on lui fait son affaire... 

     - La belle vie ? a demandé Guillaume.

     - Ne crois pas ça ! Une vie de misère ! Jamais tranquilles ! Ils veulent tous nous régler notre compte, les nobles comme les paysans... On a des ennemis de tous les côtés !

     - C'est obligé... a dit Maria.

     Mais tout ça il nous l'a donc dit beaucoup plus tard. Pour l'instant il parlait du pays. Il n'avait plus de famille mais il n'avait pas oublié les gens de Montialoux. Il voulait des nouvelles de tous. Maria le renseignait.

     - Et le Joseph, il a demandé tout à coup, toujours à flairer la bonne affaire ?

     - On le changera pas... a soupiré Maria.

     Et puis il a réalisé.

     - Mais au fait qu'est-ce que vous faites là tous les deux ?

     Ils lui ont servi la fable de Joseph, le pèlerinage pour un riche paysan à la demande de Monsieur le curé. Non, il ne le connaissait pas, un nommé Lantier du Massegros. Non, Monsieur le curé n'avait trouvé personne d'autre. Oui, c'était bien payé mais seulement la moitié d'avance et ils avaient été volés.

     - Pour tout te dire nous manquons de tout, lui a avoué Maria.

     - T'inquiète ! Je vais t'arranger ça ! Il ne sera pas dit que j'ai laissé des gens de Montialoux dans la peine ! Vous pouvez compter sur moi.

     Il nous a présentés ses camarades, Brèche-dent et Trois pieds. Deux braves types. Presque des pays eux aussi, originaires qu'ils étaient du sud de la Loire.

     Il avait complètement oublié la mortadelle. On a fait route ensemble.

     Ils avaient beau être débraillés, paillards et toujours assoiffés, ils en imposaient. On les sentait capables de tout, surtout Trois pieds, tout petit mais large d'épaules, toujours à jouer avec son couteau de boucher.

     On nous laissait tranquilles.

     Je me suis méfié longtemps de N'a qu'un œil et puis j'ai fini par lui faire confiance. Je pensais : il en avait tellement mangé de la mortadelle qu'il en était écœuré, c'est pour ça qu'il n'en a pas reparlé, il s'en foutait bien... C'est à ce moment là que Brèche-dent m'a frappé. Sournoisement. Ça, c'est pour la saucisse, il a dit. Ils mettaient les vivres en commun.

 

 24.Où n'a qu'un œil garde ses hauts de chausse.

 

     C'est sans doute à cause du chariot que c'est arrivé. Un lourd chariot chargé de gros tonneaux s'était embourbé. Nos gardes donnèrent un coup de main au conducteur de l'attelage pour le sortir de ce mauvais pas. Pour les remercier il remplit leurs trois gourdes d'eau de vie. Il n'aurait peut-être pas dû.

     La nuit venue, Brèche-dent exigea que Maria partage sa couche. Elle lui devait bien ça. Elle voulait une escorte, elle devait la payer. Trois pieds se désintéressa de la question, il n'aimait pas les femmes et la tête lui tournait. Il alla s'étendre au pied d'un pin. Mais N'a qu'un œil n'était pas d'accord. C'était une payse, il avait connu sa mère, il fallait la respecter. Ils étaient sur le point de se battre, aussi ivre l'un que l'autre.

     - Mais puisque c'est mon métier..., dit Maria pour les calmer. 

     Elle s'éloigna avec Brèche-dent et N'a qu'un œil, lugubre, s'adossa à un arbre. Il prenait le premier tour de garde.

     C'est alors qu'arriva la bergère. Elle avait de longs cheveux qui lui cachaient le visage mais elle était grande et mince. Elle bêlait comme un mouton, tout à fait comme Hortense quand une brebis s'était égarée. Elle se tenait à distance mais je la voyais bien. Maintenant elle restait là, immobile. 

     N'a qu'un œil, sur ses gardes regardait de tous les côtés. Personne.

     Il lui cria :

     - Passe ton chemin !

     Elle ne répondit pas mais elle ôta ses sabots, le droit d'abord, le gauche ensuite.

     - Je t'ai dit de t'en aller !, lui intima N'a qu'un œil.

     Elle envoya promener son bliaud en prenant son temps. Elle était en chemise. Elle nous tournait toujours le dos. Elle s'inclina.

     - Mais qu'est-ce que tu fais ? dit N'a qu'un œil et il n'avait pas sa voix de d'habitude.

     Elle commença à retrousser sa chemise, un peu, un peu plus et encore un peu.

     N'a qu'un œil s'était approché.

     Il bredouilla quelque chose comme si tu en veux je vais t'en donner. Il commençait à délacer ses hauts de chausse.

     Quand il fut près d'elle elle se redressa et se retourna vivement.

     Je n'en crus pas mes yeux.

     C'était un homme !

     Il avait dû le frapper avec un couteau. N'a qu'un œil poussa un cri, porta les deux mains à son ventre, vacilla quelques instants et tomba lourdement dans l'herbe.

    J'entendis du bruit derrière moi, je tournai la tête et je vis Maria et Guillaume s'enfuir en courant. Je les rejoignis.

     - N'a qu'un œil aussi ! dit Maria quand ils s’arrêtèrent pour reprendre leur souffle.

     - Tous les trois, dit Guillaume. Ils sont venus régler des comptes !

     Ce qui les étonnait le plus c'est qu'on leur ait laissé la vie sauve.

     - On ne leur avait rien fait nous, supposait Maria. C'est sans doute pour ça.

     J'ai appris que Trois pieds avait été assassiné sans même se réveiller de son épais sommeil d'ivrogne. Brèche-dent avait ses chausses sur les talons, ça ne l'avait pas aidé à se défendre.

     - C'étaient des paysans, dit encore Guillaume. Ils venaient pour se venger. Ils avaient peut-être incendié leurs fermes...

     - Ou pire... a soupiré Maria.

 

 25.Comment Maria menace un garde, soulage un juge et est mise à l'abri pour la nuit.

 

     Il fallut bien continuer... Maria avait eu une idée. Elle avait bandé les yeux de Guillaume avec un chiffon blanc d'une repoussante saleté et l'avait entrainé à boiter.

     - Ne parle surtout pas mais bave !

     Elle lui avait montré une façon de tenir la tête légèrement de travers, bouche entrouverte, qui lui donnait un air d'idiot tout à fait convaincant.

     - Tu es boiteux, sourd, muet et tu perds la vue.

     - Et simple d'esprit..., avait ajouté Guillaume.

     - Surtout simple d'esprit, avait renchéri Maria.

     Elle même s'était procurée une cape usée jusqu'à la corde, mal rapiécée. Elle avait attaché ses longs cheveux de pècheresse et les avait cachés sous une capuche brune crasseuse. Elle était bossue... Elle marchait voutée en s'aidant d'un bâton. D'une main elle guidait Guillaume.

     Comme elle avait aussi noirci son visage avec du charbon de bois, elle était méconnaissable. Une pauvresse et un idiot ! Rien à leur voler et rien à en attendre ! On leur faisait la charité. Des croche-pieds aussi des fois, pour rire. On leur jetait des pierres d'abord, de la menue monnaie ensuite. On les maltraitait, quelqu'un arrivait qui criait malédiction et prenait leur défense. On les nourrissait de restes de restes en se moquant d'eux. On les protégeait en se bouchant le nez. Ils étaient à la fois à la merci et intouchables. Et ainsi nous avons fini par arriver à Paris.

     Maria s'est redressée, s'est débarbouillée, a retrouvé des habits décents dans son balluchon informe. Guillaume a jeté son bandeau. Ils sont redevenus eux-mêmes.

     - Guillaume, c'est fini, elle a dit. Ce n'est plus la peine. Arrête s'il te plait. Sois comme avant...

     - Mais... je suis comme avant... a bredouillé Guillaume.

     - Je le vois bien, lui a répondu Maria. Je disais ça pour rire.

      Elle était contente.

     Puis il a fallu passer le guet. Un rougeaud vêtu d'un pourpoint sale et froissé, appuyé sur une pique dormait debout. Il a remarqué Maria et nous a barré le passage.

     Il s'est adressé à Guillaume :

     - Où tu crois aller ?

     - Je veux entrer...

     - Je m'en doutais vois-tu. Que viens-tu faire ici ?

     - Je viens voir mon frère.

     - Ton métier ?

     - Tanneur.

     - Et ton frère ? Est-il tanneur aussi ?

     - Oui, il est tanneur.

     - Passe, je t'ai assez vu.

     Il s'est adressé à Maria.

     - Laisse passer toi. Mets-toi sur le côté.

     Guillaume s'est retourné.

     - C'est ma sœur.

     - Entre vite, je sens que je vais changer d'avis !

     - Moi aussi ? a demandé Maria.

      - Attends je te dis. Pour toi il y a quelques formalités.

     - Quelles formalités ?

     - Un droit de passage.

     - Combien ?

     - Trois fois rien. Entre dans la baraque là-bas . Nous trouverons bien un arrangement, je vais être relevé. Laisse passer !

     Il lui a montré une cahute en bois, sans doute le poste de garde. Maria s'est mise en colère.

     - Prends garde ! Laisse moi entrer ou il t'en cuira !

     Il s’est mis à rire.

     - Tu vas me manger ?

     Serviles, les gens qui piétinaient derrière Maria ont ri. Elle a regardé le garde dans les yeux.

     - Je peux d'un seul regard, d'un seul, t'enlever à jamais le plaisir que te procurent tes petits arrangements.

     Il avait pâli.

     - Tu me menaces ?

     - Je te mets en garde.

     C'est une femme qui a crié la première :

     - Sorcière !

     Les autres ont suivi...

     - Qu'on l'arrête ! Qu'on la pende ! Sorcière ! C'est une sorcière !

     Quelqu'un a poussé Maria sur le garde qui l'a repoussée et qui a brandi sa pique. Et tous de crier de plus belle :

     - Damnée ! Maudite ! Sorcière !

     C'est là qu'est arrivé un vieil homme vêtu de rouge. Il avait la démarche assurée de ceux auxquels on laisse sa place, deux petits yeux noyés dans beaucoup de graisse et un embonpoint à faire pâlir de jalousie notre Ansel Pelletier de Montialoux. C'était un bonhomme dont même le petit doigt suait le pouvoir. Il tenait sa mâchoire à deux mains.

     Il a dit doucement :

     - Que de cris ! Taisez-vous par pitié !

     Tout le monde s'est tu. Il s'est adressé au garde.

     - Est-ce que la ville te paie pour que tu me fasses casser les oreilles ?

     - Monsieur le juge, a bredouillé le garde, cette femme est sorcière. Elle en a fait l'aveu.

     Le Juge s'est tourné vers Maria.

     - Tu es sorcière ?

     - Je mentais.

     Il a reculé de quelques pas. Il tenait toujours sa mâchoire.

     Il a fait signe à Maria d'approcher. Le garde tendait l'oreille, il l'a congédié d'un geste.

     - Va voir là-bas si j'y suis, toi. Je t’appellerai.

     Quelques curieux s'étaient approchés. Il leur a dit de s'en aller.

     Il s'est adressé à Maria.

     - Ainsi tu es sorcière ?

     - Mais non !

     - Peux-tu quelque chose contre le mal de dent ?

     - Rien, je ne peux rien. Je ne suis pas sorcière.

     - Sais-tu qui je suis ?

     - Oui, vous êtes juge.

     - C'est exact. Je rends la justice. Et mon père avant moi. On murmure que je suis semblable à la Seine. Dans mon dos, bien entendu, mais j'ai mes informateurs. Sais-tu pourquoi ?

     Maria n'a pas répondu.

     - C'est que la Seine non plus ne rend jamais ce qu'elle prend. Et puis c'est mon alliée. Parfois je ne sais pas si une personne me ment. Peut-être que oui, peut-être que non... Alors je la fais jeter dans la Seine. L'eau est pure, si le fleuve ne veut pas d'elle, elle flotte. C'est que le fleuve la rejette. Elle ment.

     - Et si elle coule ? a demandé Maria.

     - Si elle coule c'est qu'elle ne mentait pas. Ainsi tu n'es pas sorcière ?

     - Non.

     - Sais-tu où est la Seine ?

     -  Je ne suis pas sorcière mais je veux bien essayer de vous soulager dit Maria.

     Et elle a passé deux fois la main sur la joue enflée du juge. Il a souri.

     - Tu es forte ! La douleur s’estompe !

     - Mais puisque je vous dis que je ne suis pas sorcière ! s'est affolée Maria.

     - Bien sûr que tu n'es pas sorcière. Je vais tout de même devoir te punir.

     Il a montré les badauds qui les observaient.

     - Regarde-les ! Ils ne comprendraient pas ! C'est que je suis juge... Tu passeras une nuit en prison, bien au chaud aux frais de la ville de Paris. Je ne peux pas faire moins.

     Il a appelé le garde.

     - Cette femme n'est pas sorcière, j'en réponds. Cependant elle a troublé l'ordre public. Enferme la pour la nuit et veille à ce qu'on la traite bien. Tu m'en rendras compte.

     Le garde a emmené Maria qui a eu le temps de crier à Guillaume :

     - Reste là, Guillaume, attends-moi !

     Guillaume est allé s'asseoir sur un muret et il a fouillé dans sa besace. Soudain il a levé les yeux et il a souri. J'ai regardé et vu venir vers nous un individu visiblement pris de boisson qui traînait un sabre. Il était affublé d'un uniforme vert et jaune mal coupé, tout garni d'épaulettes, de galons et de toutes sortes de fanfreluches. Sur le haut de son habit on avait essayé de peindre une couronne royale.

     Guillaume a couru vers lui.

 

26.Comment des boulangers en goguette se procurent de l'eau de vie.

 

     - Dis-moi, soldat, es-tu soldat du roi ?

     - Un peu, mon neveu, et de la reine aussi !

     - Tu as bu... Peu importe. Sais-tu où est le roi ? Je suis porteur d'un message pour lui.

     Le garde de carnaval a voulu lui faire une révérence, a titubé et s'est rétabli par miracle.

     - Je vais vous conduire à lui mon prince, veuillez me suivre.

     Il nous a fait passer sous un porche et nous a conduit jusqu'à une petite place mal pavée, entourée de boutiques dont les auvents étaient baissés. Là, un homme obèse était assis sur un tonneau. Il avait une couronne en bois, un sceptre en bois et un rideau rouge en lambeaux lui tenait lieu de manteau royal. Une vieille édentée l'éventait avec une feuille de salade. D'autres personnes allaient et venaient, vêtues d'oripeaux chamarrés, la plupart ivres. Elles n'ont pas fait cas de nous.

     Le garde s'est adressé au roi avec un respect feint :

     - Sire, cet individu souhaite vous parler, il est porteur d'un message pour vous.

     Il s'est tourné vers Guillaume :

     - Prosterne-toi.

     Guillaume s'est retourné pour s'en aller. Le garde l'a pris par le col et l'a projeté rudement au sol.

     - Prosterne-toi, je te dis, devant sa Majesté !

     - Laisse-moi ! J'ai compris ! C'est le jour des fous, je m'en vais, a dit Guillaume en se relevant.

     - A genoux ou tu vas en goûter !

     Le garde le menaçait avec son sabre rouillé. Des gens ont accouru. Ils ont frappé Guillaume dans le dos. Il est tombé. Ils l'ont trainé au pied du roi.

     - Que me veux-tu ? a demandé le roi.

     - Rien.

     - Parle.

     Guillaume se taisait.

     - Ainsi tu demandes audience et tu te tais ? Te moquerais-tu ?

     Guillaume se taisait toujours.

     - J'ai pouvoir de justice, le sais-tu ?

     Le roi s'emportait.

     - Je vais donc te juger. Pater noster dominus vobiscum... Moi, Rabier Boniface premier, roi en ce jour par la grâce de ces abrutis, je te condamne... je te condamne à recevoir trois coups de pied au cul !

     Guillaume s'est relevé.

     - Bourreau, exécutez la sentence a crié le roi.

     Et là Guillaume a poussé violemment le tonneau. Le roi est tombé. La femme édentée s'est mise à hurler. Deux hommes se sont jetés sur Guillaume . Ils l'ont frappé au visage, l'ont maîtrisé et lui ont lié les mains.

     - Les pieds aussi ! a ordonné le roi.

     Ils lui ont entravé les jambes.

     Sa majesté était remontée péniblement sur son tonneau.

     - Je vais donc te juger une seconde fois pour atteinte à la personne physique de ton souverain. Femme, prends sa défense. Je te condamne à avoir la langue tranchée, ainsi tu ne pourras te vanter auprès de personne d’avoir bousculé ton roi.

     La vieille a secoué la tête.

     - Non, sire, non, pitié ! Il ne pourra plus jurer, c'est rendre service à Dieu !

     - Tu as raison, femme. Servons plutôt le diable. Alors je te condamne à tenir ta tête dans tes mains.

     La vieille s'est étonnée.

     - Comment ça ? Ce n'est pas possible ça !

     - Bien sûr que si que c'est possible ! Saint Denis l'a fait, d'autres aussi sans doute : il suffira pour ça de lui trancher la tête !

     Là non plus la vieille n'a pas été d'accord.

     - Trop de sang! Beaucoup trop de sang! On voit bien que ce n'est pas vous qui nettoyez la place! 

     - J'ai trouvé ! J'ai trouvé !, s'est écrié le garde. Il a un message pour le roi ? Conduisons le à l'anglais. Il nous en donnera peut-être un tonnelet d'eau de vie !

     - Qui commande ici ? a demandé le roi qui avait l'air en colère.

     - C'est vous sire !, a dit le garde.    

     - Alors je commande que tu commandes ! a crié le roi et ils ont ri.

     Ils sont allés chercher un grand sac à farine, ils en ont coiffé mon Guillaume, l'en ont enveloppé et quand Guillaume est tombé ils ont fermé le sac.

     - On le coud ? -

     - On le coud ! Bonne marchandise ne doit pas se perdre !

     Ils se sont affairés un moment. Ensuite ils sont partis en procession. Le roi marchait devant. Les deux qui portaient le sac le balançaient en riant. Je les suivais mais ils m'ont chassé. Je les suivais toujours de loin, ils m'ont jeté des pierres. J'ai fini par abandonner : qu'est-ce que je pouvais faire ?

 

 27.Comment Maria devient chambrière à l'archevêché.  

 

     Le lendemain Maria est arrivée très tôt. Le soleil n'était pas levé. Le juge était retourné la voir, la douleur le tenait de nouveau. Il l'avait faite relâcher. Elle a cherché Guillaume partout. Je la suivais. Et puis un boulanger mal réveillé a eu pitié. Ne le cherche plus, femme, il a dit. Et il lui a raconté ce que lui et sa confrérie en avaient fait...

     Nous sommes aussitôt partis pour le camp anglais. Ils nous ont chassés. Nous sommes revenus. Mais c'est mon frère, elle leur disait. Dites-moi où il est ! Enfin un archer est venu. Il lui a gentiment expliqué qu'elle devait s'en retourner, qu'elle ne reverrait jamais son frère. Il lui a montré la Seine. Elle a éclaté en sanglots. Mais il a pu nager, elle lui a dit. Dans un français laborieux il lui a fait comprendre que ce n'était pas possible, on ne peut pas nager cousu dans un sac...

     Nous sommes repartis. Maria n'était pas prête à retourner à Montialoux. Encore une fois elle a dû reprendre son métier...

     Parmi ses nombreux clients Maria avait un abbé à grandes oreilles qui ressemblait à une asperge mal nourrie mais qui avait de quoi. Il devint un habitué. Maria disait de lui :

     - C'est un compliqué mais il n'est pas avare, il s'en faut !

     Comme il s'était épris d'elle et qu'il était jaloux, il réussit à force de manigances à la faire entrer comme chambrière à l'archevêché où il était secrétaire de Monseigneur. Je l'avais entendu lui dire :

     - Seulement toi et moi, personne d'autre !

     Elle plut beaucoup à l'archevêque qui l'attacha aussitôt à sa personne.

     Je coulais quelques jours paisibles, nourri aux cuisines, logé aux écuries. La vie de château !

     Et puis l'archevêque fut envoyé à Lyon. Nous serions du voyage.

     - Ça me rapproche toujours un peu, disait Maria qui avait la nostalgie de Montialoux.

     Le jour du départ, des cochers mal embouchés alignèrent devant l'archevêché trois grands chariots bâchés aux roues cerclées de fer. Une forte escorte d'hommes en armes rejoignit le convoi. Des chevaux piaffèrent, les cochers jurèrent, des fouets claquèrent, Monseigneur appela Maria et tira les lourds rideaux de son char de voyage, l'abbé énamouré soupira et monta sur sa mule, le charroi s'ébranla, nous étions partis.

     Ce fut un voyage agréable. Les cuisiniers m'avaient pris en amitié, je profitais... Nous faisions halte dans des monastères où nous étions reçus à genoux d'abord, les bras ouverts ensuite. Quelquefois nous nous arrêtions dans des hôtelleries où on faisait tout pour nous satisfaire. Et puis voilà que la dernière nuit l’archevêque fur réveillé par des coups frappés au plancher de son char de voyage. Il appela la garde. Quand on extirpa de dessous le chariot l'abbé et Maria nus comme des vers, estomaqué, il demanda aux soldats :

     - Mais qu'est-ce qu'ils faisaient ?

     Un garde lui répondit en étouffant un rire :

     - Ils ne jouaient pas aux cartes, Monseigneur, ça c'est sûr !

     - Robin, mon ami, dit l'évêque à l'abbé, tu me fais de la peine, toi qui me disais ne pas aimer les femmes...      

     Robin fut finalement pardonné mais Maria y perdit son emploi de chambrière et moi ma tranquillité.

 

28.Où Maria rencontre Nestor, marchand d'oublies le jour, truand la nuit.

 

     Maria avait un péché mignon, une faiblesse : elle était gourmande. Elle se serait damnée pour une oublie, surtout pour une oublie avec du miel. Ce matin là, j'entendis crier dans la ruelle :

     - Chaudes, chaudes mes oublies ! Mes oublies pour oublier !

     Quand le marchand passa près d'elle, il lui sourit. Je l'entendis lui dire :

     - A moins que tu ne préfères les casses-museau... J'ai des petits fours aussi. Fais-toi plaisir !

     - Je n'ai pas de quoi me faire plaisir.

     - Ça peut s'arranger.

     Il était jeune, décidé et elle le trouva séduisant. Ça s'arrangea.

     Maintenant Maria était marchande. Ils allaient de foire en foire. Il cuisinait sur son four, elle vendait des oublies, des casses-museau...

     J'étais toléré.

     Parfois Nestor proposait ses pâtisseries à des bourgeois. Il les en régalait et comme il poussait aussi très bien la chansonnette, surtout paillarde, il les amusait. Aussi avait-il ses entrées chez les riches.

     Il se murmurait bien que sa femme avait disparu mystérieusement mais on ne lui en tenait pas rigueur tant il était charmant.

     Un jour je l'avais accompagné chez un avocat fortuné. Un nain m'y avait pris en sympathie. Nous avions partagé du pain et du fromage. Haut comme trois pommes assises et brave bougre. Il avait un emploi étonnant : il était sonneur d'alarme. La nuit, il veillait devant une lourde cloche suspendue à un portique. En cas d'allées et venues suspectes, il devait sonner la cloche. L'avocat craignait les voleurs. A force de plaider pour leur garder leur tête, il savait de quoi ils étaient capables.

     Je passais rendre visite à mon ami sur les coups de minuit. Il dormait. Je me rendis compte qu'il sentait l'eau de vie. Je remarquai ensuite que la lourde porte cochère était entrebâillée. Je devinai un mauvais coup et hurlai à la mort. Le nain se réveilla, sonna la cloche et un individu jaillit de la maison en m'abreuvant d'injures. Il essaya de me frapper au passage mais quelqu'un lui lança un vase qui lui frôla la tête et se fracassa à ses pieds. Il s'enfuit à toutes jambes.

     C'était Nestor.

     Le nain fut blâmé mais garda son emploi. Je devins chien errant. Ce fut difficile.

     J'entrevoyais Maria les jours de foire, derrière son étal, en cachette. Je ne devais pas croiser Nestor, il avait juré de m'étriper. Maria me donnait une oublie, me faisait une caresse et je me sauvais. Je dormais dans des catacombes, rongeais des os et me nourrissais surtout de rats. Une sale période que je préfère oublier. Il m'est même arrivé de devoir manger du chat, c'est vous dire...

     Et puis un jour Maria ne fut plus là. La forte femme qui avait pris sa place n'avait pas froid aux yeux. Si elle se trompait en rendant la monnaie je suis sûr que bien peu osaient réclamer...

     - Merci Madame...

    J'entendis une cliente s'enquérir de Maria et elle lui répondit par un tel flot de mots orduriers que je vis bien qu'elles n'étaient pas cul et chemise. Je me renseignais auprès du chien d'un sabotier ambulant que je connaissais un peu.

     - C'est sa légitime, à Nestor. Elle vient de sortir de prison.

     - Et Maria, je lui demandais.

     - Ta Maria est rentrée chez elle.

     Et je partis à mon tour pour Montialoux.

 

 29.Où Amen apprend que Joseph est conseiller de sa majesté le roi.

 

     C'est les violettes qui m'ont permis de suivre Maria. Arthur lui avait offert une bonbonne de parfum volée je ne sais où. Depuis elle en abusait, elle embaumait la violette. Sans doute cette odeur lui rappelait-elle Montialoux... Pour tout vous dire, ce sont d'abord des chiens qui m'ont mis sur sa piste. Je m'étais fait quelques amis. Beaucoup l'avaient vu partir. Il m'a suffi de demander.

     Ensuite je m'en suis remis à mon flair. Aux carrefours, j'allais et je venais, la truffe au vent, jusqu'à ce que je renifle une bouffée de violettes. J'ai beau ne pas avoir de nez, je finissais toujours par retrouver son odeur. Puis j'ai fini par me reconnaître, j'étais presque à Montialoux. J'ai foncé au village. Je suis d'abord passé chez Maria mais j'ai trouvé porte close. J'ai fait un grand détour pour éviter la maison de Guillaume, je ne tenais pas à me retrouver nez à nez avec Hortense. Je cherchais Minette, elle saurait me dire. Et puis la Jeanne m'a vu, m'a fait entrer, m'a donné à boire et à manger.

     J'en entendais de toutes dans cette auberge... La veille, Guillaume avait été tour à tour grand chancelier le matin, en prison à midi et archevêque à la fermeture. Ils disaient d'abord ce qu'ils ne savaient pas, une fois saouls ils ne savaient plus ce qu'ils disaient... Maintenant c'étaient Alphonse et Rosaire qui parlaient de Joseph.

     - Tout de même ! Tu te rends compte ? Main droite du roi ? Les affaires vont être rondement menées ! Un homme tout sauf honnête ! Ça promet...

     - Qu'est-ce que tu veux que ça change ? Il n'est pas pire que les autres.

     - Il doit avoir la haute paye !

     - Pour sûr. Il n'aura plus besoin de compter !

     - Il comptera toujours, pingre comme il est. C'est dans sa nature.

     - Tu crois qu'on le reverra un jour ?

     - Non, on a fini de le voir. Il n'aura pas envie de se rappeler d'où il sort.

     - Ça en savait pas pour lui et maintenant ça dirige la France.

     - Ho-la ! Ho-la ! Il est conseiller, juste conseiller. Il donne son avis , c'est tout, et encore si on le lui demande. Le roi en tient compte ou pas ! Il ne dirige rien du tout !

     - Tu crois ça ? Le roi se repose sur ses conseillers. Il leur dit débrouillez-vous et il prend du bon temps. Il leur fait confiance.

     - Joseph il suffit de le regarder pour savoir qu'on ne peut pas lui faire confiance ! Si ça se trouve il est déjà en prison.

     - Pendu, oui ! Si ce n'est pas déjà fait ça ne peut pas tarder. C'est obligé ! Un homme qui faisait de la fausse monnaie ! Il n'aura pas le temps de devenir riche, ils le prendront sur le fait avant. De quoi ? De quoi ? ils lui diront. Tu as trafiqué les comptes, tu as volé dans la caisse ? Au trou et la corde !

     - La caisse du roi tu peux y rentrer ton bras jusqu'à l'épaule ! Même si tu y prends de l'or à poignées ça se connait pas ! Qui veux-tu qui s'en aperçoive ? Les autres ? Y font pareil !

     Encore une fois je n'en croyais pas mes oreilles ! Ainsi Maria n'avait rien dit non plus de la mort de Joseph ! Elle leur avait menti. Ils se sont levés pour sortir, Alphonse a tendu une pièce à Jeanne.

     - Tiens. Payes-toi !

     - Merci Monsieur mais il faudra m'en chercher une autre ! Je ne prends pas les pièces du conseiller royal.

 

30.Où l'on se demande si Monsieur le curé batifole avec Prothésie ou s'il soigne sa pauvre mère.

 

      Puis Hortense est entrée. Elle est venue vers moi et m'a effleuré l'échine. Je l'ai pris comme une caresse mais je n'en menais pas large.

     - Ah tu es là Amen ? Tu es un bon chien ! Bien sage, bien sage.

     Elle venait voir la Jeanne pour lui parler de Prothésie et de Monsieur le curé.

     - Jeanne, vous n'allez pas me croire ! La Prothésie fricote avec le curé !

     - La Tirelaine ? a demandé Jeanne.

     - Bien sûr la Tirelaine. Enfin Jeanne, vous n'y pensez pas ? L'autre a soixante dix ans passés !

     - Ça n'empêche pas ! Et alors la Prothésie Tirelaine ?

     - Il y a trois jours qu'on ne l'a pas vue !

     - Il faut demander à Bertrand.

     - Je le lui ai demandé. Elle serait à Florac, chez sa mère qui est tombée malade.

     - Elle aussi ?

      - Elle aussi !

     - Notez que ça se peut...

      - Non, ça ne se peut pas ! Bertrand était tout drôle, je le connais comme si je l'avais fait, il mentait.

     - Et vous croyez...

     - Oh moi je ne crois rien, Dieu m’en garde. Mais j'ai idée que ces deux là trouvent à s'occuper !

     - Comme vous y allez Hortense, c'est un prêtre tout de même !

     - C'est un homme ! Enlevez-lui sa soutane, il est comme les autres !

     - Pensez-vous...

     - Comment pensez-vous, vous êtes en train de me dire que Monsieur le curé n'est pas un homme ?

     - Bien sûr que non, ce n'est pas ce que je dis. Mais c'est peut-être vrai qu'il soigne sa mère malade.

     - Lui aussi ? Alors comme ça elles se sont données le mot qu'elles sont tombées malades en même temps ? Ce serait trop fort ! Non, pour moi ils sont ensemble et le temps leur pèse pas !

     - Quand vous le dites, c'est vrai qu'elle a assez tourné autour ! Elle le cherchait, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure !

     - Oh il ne la repoussait pas ! Et Prothésie par ci, et Prothésie par là ! Ça devait finir comme ça. C'est votre Guillaume qui aura de la peine quand il l'apprendra.

     - Et oui, c'est dommage. Il aurait pu être évêque notre curé. Il ne sera rien du tout.

     - Évêque ?

     - Mon Guillaume est tout puissant maintenant ! Il aurait suffi qu'il le montre du doigt et hop ! Il était évêque ! Tant pis pour lui. C'est qu'il est capitaine mon Guillaume !

     - Je l'ai appris. Ce n'est pas rien capitaine. Mais vous croyez qu'il peut faire des évêques ?

     - Il peut tout faire. Le roi l'écoute. Maria m'a dit : il a son oreille !

     - Vous avez de la chance, votre fils a réussi !

     - Je l'ai bien mérité ! Si vous saviez le souci que je me suis faite ! Mais là je suis bien contente : il ne manque de rien, il un beau cheval et il n'a pas maigri. Ça aussi Maria me l'a dit, il est comme il était !

     - Et votre cousin ? Qu'est-ce qu'il est devenu Joseph ? On raconte tellement de bêtises !

     - Joseph ? C'est l'ordonnance de Guillaume. Il s'occupe de son cheval, de son lit, de ses bottes...

     - Une manière de servante ?

     - Si vous voulez. Mais il aura besoin de le tenir à l’œil. Joseph quand il ne cherche pas de l'eau de vie c'est qu'il cherche des femmes.

     - Les hommes sont comme ça allez Hortense, regardez notre Monsieur le curé... 

 

 31.La caisse de Monsieur le curé.

 

     Ensuite Bartolomé est arrivé, suivi de près par Albin. Monsieur le curé était revenu. Il transportait une longue caisse dans une charrette. Ils l'avaient aidé à la décharger. Ah ils en ont fait des suppositions !

     - Pourquoi tu crois qu'il a rien dit ? Ce sont des objets de valeur ! Il a peur qu'on les lui vole !

     - Peut-être il a fait un héritage...

     - Et attention par ci, et doucement par là ! Il s'en faisait du souci ! Y avait pourtant pas le saint sacrement dans cette caisse !

     - Ni la Prothésie, pour sûr !

     - La Prothésie est à Florac, chez sa mère. Clément l'a croisée le jour de la foire aux chevaux.

     - Peut-être de la vaisselle ?

     - Quelle vaisselle ?

     - Dans la caisse.

     - Non, ça pesait rien.

     - Du vin de messe ?

     - Y a les tonneaux pour le vin.

     - Des vêtements sacerdotaux ?

     - Ça sert de quoi ?

     - Des habits pour dire les messes...

     Alix Legros est entré, hors d'haleine d'avoir couru. 

     - Payez-moi à boire et je vous dis ce qu'il y avait dans la caisse !

     - Allez, Alix, dis-le ! Qu'est ce que c'était ?

     - C'était sa mère. Sa dernière volonté était de reposer près de son fils.

     

 32.Où Maria est maudite par Monsieur le curé pour avoir dit la vérité.

     

     Je ne sortais pas beaucoup. Je récupérais. Maria se cloîtrait. Je la revis seulement à l'enterrement de la mère de Monsieur le curé. Je rôdais devant le cimetière quand je l'ai entendue m'appeler.

     - Amen ! Je savais que tu étais revenu, elle me dit, et elle se baissa pour me caresser. Je suis contente de te revoir ! Quand j'y repense c'est un miracle qu'on soit là tu sais ? Et tout ça à cause d'un curé!

     Justement, il passait. Il retournait dans sa sacristie avec sa croix et ses enfants de chœur.

     Elle a marché vers lui.

     - Vous avez fait du beau travail monsieur le curé.

     - Je n’ai fait que mon devoir. Mais j’en espérais davantage. Je pensais que ce village y gagnerait. Ils m’ont abandonné...Ce Joseph a le diable chevillé au corps aussi. Je n’aurai pas dû lui faire confiance…

     - S’il avait le diable au corps ça ne doit pas le changer beaucoup, il doit être en enfer à l’heure qu’il est.

     - Qu’est-ce que tu dis ?

     - Il est mort, il est crevé comme un chien. Un paysan lui a tranché la tête d’un coup de hache. C’est bien comme ça qu’on tue les chiens ?

     - Mort, Joseph ! Et Guillaume ? Il est bien capitaine ?

     - Capitaine ? Non. Il n’est pas capitaine. 

     - Où est-il ?

     - En Angleterre sans doute.

     - En Angleterre ? Parle Maria, que lui est-il arrivé ?

     - Les Anglais l’ont pris.

     - Il ne pouvait pas se tenir à l’écart des Anglais !

     - C’est une longue histoire et je n’ai pas envie de vous la raconter.

     - Vous avez laissé les Anglais s’emparer de lui ! Est-il vivant au moins ?

     - Il est mort. Ils avaient bu, ils s’en sont amusés, ils le prenaient pour un fou. Puis ils s’en sont débarrassés.

     - Et le corps ? Où est son corps ?

     - En Angleterre, je vous l’ai dit. Ils ont cousu Guillaume dans un sac…

     - Dans un sac ?

     - Oui, dans un sac. Pour rire.

     - Et après ?

     - Ils ont jeté le sac dans la Seine.

     - Ils l’ont noyé ! Mais pourquoi ? Pourquoi ?

     - Pourquoi ? Est-ce que je sais moi ? Pour rire sans doute, peut-être par maladresse, ils étaient saouls…En tous cas maintenant le courant l’aura emporté jusqu’à l’océan et les vagues jusqu’en Angleterre...

     - Tu n’as pas changé, Maria. Tu es toujours aussi mauvaise ! Pourquoi t’obstines tu à me mentir ?

     - C’est vérité vraie, monsieur le curé.

     - Tu me mens. Guillaume est capitaine et un jour il sera bien plus que ça !

     - C’est ça ! Il deviendra roi de France Guillaume et ce jour là il vous fera évêque !

     - Disparais de ma vie, chienne. Va-t-en ! Retourne d’où tu viens ! Retourne à tes hommes !

     - Avec plaisir, Monseigneur. Adieu s’il veut de nous !

    Voilà. Je vous ai raconté mon histoire, une triste histoire finalement puisque seuls Maria et moi sommes revenus... Là je vais faire un brin de sieste. Il faut que j'en profite, la Jeanne parlait tout à l'heure de m'envoyer coucher dehors :

     - Il me mène moins de monde, elle disait. Les gens l'ont habitué. Je ne vais pas l’adorer jusqu'à la Saint Glinglin...

 

 - Fin -

 

 

 

 

 

 

 

V

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

- Jeudi 3 avril -